Un article de Jean Jaurès
« Pourquoi ne pas profiter de ce que la plupart des enfants de nos écoles connaissent et parlent encore ce qu’on appelle d’un nom grossier « le patois » ? Ce ne serait pas négliger le français : ce serait le mieux apprendre au contraire que le comparer familièrement dans son vocabulaire, dans sa syntaxe, dans ses moyens d’expression, avec le languedocien et le provençal.
Ce serait pour le peuple de France et du Midi, le sujet de l’étude linguistique la plus vivante, la plus familière, la plus féconde pour l’esprit. Par là serait exercée cette faculté de comparaison et de discernement, cette habitude de saisir entre deux objets voisins les ressemblances et les différences qui est le fond même de l’intelligence. par là aussi, le peuple de notre France méridionale connaîtrait un sentiment plus direct, plus intime, plus profond de nos origines latines.
Même sans apprendre le latin, il serait conduit par la comparaison méthodique du français, du languedocien et du provençal, à entrevoir, à reconnaître le fonds commun de latinité d’où émanèrent le dialecte du Nord et le dialecte du Midi. Les siècles d’histoires s’éclaireraient en lui et, penché sur cet abîme, il entendrait le murmure lointain des sources profondes. Et tout ce qui donne de la profondeur à la vie est un grand bien (…)
Le parler de Rome a disparu mais il demeure jusque dans le patois de nos paysans, comme si leurs pauvres chaumières étaient bâties avec des pierres des palais romains. Du même coup, ce qu’on appelle le « patois » est relevé et magnifié. Il serait facile aux éducateurs, aux maîtres de nos écoles, de montrer comment aux XIIe et XIIIe siècles, le dialecte du Midi était un noble langage de courtoisie, de poésie et d’art, et comment il a perdu le gouvernement des esprits par la primauté politique de la France du nord.
Mais, que de merveilleuses ressources subsistent en lui ! Il est l’un des rameaux de cet arbre magnifique qui couvre de ses feuilles bruissantes, l’Europe du soleil, l’Italie, l’Espagne, le Portugal. Quiconque connaîtrait bien notre languedocien et serait averti par quelques exemples des particularités phonétiques qui le distinguent de l’italien, du portugais, de l’espagnol, serait en état d’apprendre très vite l’une de ces langues (…)
Dans les quelques jours que j’ai passé à Lisbonne, il m’a semblé plus d’une fois, à entendre dans les rues les vifs propos, les joyeux appels du peuple, à lire les enseignes des boutiques, que je me promenais dans Toulouse, mais une Toulouse qui serait restée une Capitale et qui n’aurait pas subi dans sa langue une déchirure histérique, et qui aurait gardé, sur le fronton de ses édifices, comme à la devanture de ses plus modestes boutiques, aux plus glorieuses comme aux plus humbles enseigne, ces mots d’autrefois populaires et royaux (…)
J’aimerai bien que les instituteurs, dans leurs congrès, mettent cette question à l’étude. C’est de Lisbonne que j’écris ces lignes, au moment de partir pour un lointain voyage où je retrouverai, de l’autre côté de l’Atlantique, le génie latin en plein épanouissement. C’est de la pointe de l’Europe latine que j’envoie à notre France du Midi cette pensée filiale, cet acte de foi en l’avenir, ce voeu de l’enrichissement de la France totale par une meilleure mise en oeuvre des richesses du Midi latin »
Jean Jaurès La Dépêche de Toulouse Août 1911