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Nouvelles et histoires

Le Pass Culture : Quesaco ?

QUOI : Le Pass Culture vous permet de participer à des activités ou sorties culturelles (cinéma, musée, stage, atelier…) ou d’acheter des matériels et biens numériques (livre, téléchargement de musique, film…).

POUR QUI : Conditions d’âge et de résidence. Avoir précisément 18 ans.et demander le Pass Culture jusqu’à la veille de vos 19 ans. Vous devez résider en France métropolitaine ou en Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion, Mayotte, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis et Futuna.

COMMENT : Vous devez télécharger sur votre smartphone ou votre ordinateur l’application dédiée au Pass Culture et vous y inscrire. (CLIQUEZ CE LIEN)
Lors de votre inscription, vous devrez scanner et joindre les documents suivants : Pièce d’identité et Justificatif de domicile à votre nom. Si vous n’en avez pas, vous devez joindre un justificatif de domicile de la personne qui vous héberge, une attestation d’hébergement et la pièce d’identité de la personne qui vous héberge

FONCTIONNEMENT : Une fois que votre inscription est acceptée, votre compte est crédité d’une somme de 300 €. Vous pourrez ensuite sélectionner sur l’application les activités, sorties ou achats de matériel ou biens numériques et les payer directement en ligne. La somme de 300 € peut être utilisée en une seule ou plusieurs fois selon l’activité ou l’achat concerné. Le montant de votre achat sera déduit automatiquement de votre crédit. Vous avez 2 ans à partir de l’activation de votre compte pour utiliser votre crédit.

Le martien

Le martien de la combe de la croix
par Bernard Davidou

Parfois, les soirs d’été après le repas, je prends ma canne et je me laisse porter par mes pas. Tout en remuant les pensées de la semaine, je rends visite à mes amis les chênes, j’écoute le vent et essaye de surprendre les biches ou sangliers qui sont très nombreux dans nos bois.

Je devine sous le tapis végétal, les traces de nos prédécesseurs, murettes, gariottes ou chemins abandonnés, pampres attestant la présence d’une ancienne vigne et j’imagine les hommes qui depuis les soldats sur la voie romaine à nos jours se sont succédés sur cette terre ingrate où je suis né et je retournerai.

Un jour mes pas me conduisirent dans la combe de la croix (sur la commune de Calamane) où je m’assis sur une souche pour profiter des dernières couleurs du ciel. Devant moi s’étendait une petite clairière.

Tout était calme et le jour finissait doucement, me permettant de retrouver l’équilibre après une semaine dans la fébrilité de Toulouse. Dans le cours de ma rêverie je me remémorais les propos de mon ami Daniel à qui j’avais fait lire quelques jours auparavant une de ces petites histoires où, sur une page maximum, je raconte un souvenir ou invente une histoire autour de celui-ci.

« C’est bien toi ! Tu es toujours tourné vers le passé de ton village natal. » Je n’ai jamais eu d’autre ambition ce faisant, que de m’évader d’un « comité stratégique de direction » ou d’une réunion de type « brain storming » décidée par le président sur le conseil cher payé d’un consultant, (comme Daniel), extérieur à l’entreprise qui avait la faveur très éphémère du précédent.

Cependant, Daniel avait raison et comme je regrettais de ne pas être né plus tard, au cœur d’une ville tentaculaire, dans un appartement aseptisé et ripoliné et une famille sans passé, ne faisant aucun cas de ces absurdités. La vie eut été plus simple, je n’aurais eu que l’avenir à assumer.

J’en étais là de mes pensées lorsque je pris conscience de sa présence attentive mais discrète. Il m’observait sans bouger depuis quelque temps certainement, car les grillons et les oiseaux dont j’avais inconsciemment noté le silence subit peu de temps auparavant avaient repris leurs chants.

C’était un petit homme vert de la tête aux pieds, affublé d’une antenne sur le casque et d’un giro-phare que – me dit-il plus tard – les règles de la politesse martienne obligent à éteindre quand on veut engager la conversation.

Nous nous saluâmes fort civilement et je l’invitai à prendre place à côté de moi sur mon tronc d’agar. Après quelques banalités sur le temps sur terre, la dernière histoire de Bouvard aux grosses têtes, il me demanda de reprendre le cours de mes réflexions qu’il avait suivi car il accédait sans peine à la longueur d’onde de celles-ci, comme celles de tous les autres humains: Il avait été programmé pour cela avant son départ de sa base cosmique, (baptisée «Aldous Huxley » en hommage à notre écrivain visionnaire,) dont il me montra la direction dans le ciel.

Peu soucieux de trouver un allié à Daniel et un second détracteur de mes rêveries, je refusai de les poursuivre et lui demandai de me parler de lui et de ses souvenirs de jeunesse.

Il se figea dans un garde-à-vous impeccable et éructa une bordée de x d’y de z et de t suivie d’un numéro qui correspond à son nom mais contient aussi toute l’information utile pour le joindre et le réparer quand c’est nécessaire. Il me parla un peu de sa naissance qui résultait d’une manipulation de cellules « in vitro » dans le laboratoire central (1), mais fût incapable de m’en dire plus sur ce qu’avait été son enfance ou l’histoire de sa famille.

Il semblait gêné d’aborder ce sujet, comme s’il était obscène ou injurieux d’évoquer tout ce qui a trait à la mémoire. Pressé par mes questions, je compris par ses réponses que le mot « mémoire » n’avait pas, chez lui, le sens que nous lui donnons. Il s’agissait pour lui d’un terme technique qui désignait l’information que le laboratoire central installait dans chaque individu. Celle-ci était limitée au strict nécessaire pour le bon fonctionnement de la machine ultra-sophistiquée qu’il était.

Je n’insistai pas sur ce sujet. Après un moment de silence qui nous permit d’apprécier la féerie du crépuscule qui s’installait, il en vint à ce qui était son objectif en venant vers moi. Peu de temps auparavant, sur ordre du grand ordonnateur d’Huxley, il avait récupéré deux de nos compatriotes « le bombé » et «le glaude », afin de produire sur sa planète la fameuse soupe aux choux décrite par René Fallet.

Sa seconde mission, aujourd’hui, consistait à trouver la boisson qui serait digne d’accompagner ce plat qui, depuis lors, faisait fureur sur mars. Sans hésiter et avec le prosélytisme que j’ai toujours manifesté pour notre noble breuvage, je lui suggérai le vin de Cahors. Je lui conseillai aussi, pour les soifs d’entre les repas, un fond de verre de cet excellent « ratafia » que fabrique mon Beau-Frère, René.

Malgré le nombre respectable de méga-hertz de son unité centrale il eut du mal à prononcer correctement ce mot et s’amusait à le répéter comme un parisien en vacances chez nous. Il voulut goûter l’un puis l’autre puis l’un puis recommencer revenant sur le premier et ne souvenant plus du second qu’il fallait regoûter…

Verre après verre, il appréciait de plus en plus les deux nectars. Il avait du mal à comprendre comment, des terriens aussi en retard sur le plan technique, avaient acquis une avance aussi considérable dans ce domaine œnologique précis. Je lui expliquai le long travail de mémoire qui, depuis Noé, l’antiquité, les romains, le bon roi Henri, jusqu’à mon oncle Robert et maintenant son fils, avait abouti au produit parfait qu’il appréciait tant et qui pouvait accompagner la fameuse soupe aux choux pour laquelle René Fallet avait oublié d’indiquer la boisson.

La nuit avançait, les merles s’étaient tus et les hauteurs de Saint-Pierre LaFeuille, à l’est, commençaient à rosir. Il décida de repartir en emportant une de mes bouteilles « Domaine des Tilleuls 1985 » qui fait l’orgueil de mon Tonton et la joie de son neveu.

Je l’accompagnai jusqu’à sa soucoupe qui, malgré l’aube naissante, illuminait toute la clairière. Après un dernier signe d’adieu de son bras manipulateur robotisé, il mit le contact, tira sur le démarreur, tira sur le démarreur, … tira sur le démarreur, … agita ses antennes avec colère et dit quelque chose que je ne compris pas mais qui ne devait pas être très joli, … tira à nouveau sur le démarreur … mais rien ne vint.

Alors, et là Daniel ne me croira pas quand il me lira, mais je jure que c’est la vérité : M’arc-boutant sur le tronc d’Agar, sur les pampres de vigne et sur la gariotte en ruine, j’ai poussé son magnifique vaisseau jusqu’à ce qu’il démarre enfin dans un énorme nuage bleuté d’ozone malodorant.

Depuis cette soirée, je n’ai pas revu mon martien. Je sais qu’il reviendras’approvisionner (celui qui a goûté à nos produits ne peut pas les oublier) et que je ne le suivrai pas puisque les vignes sont dans les environs de Cahors et pas ailleurs. Je regarde souvent le ciel étoilé en pensant à lui et certains soirs il me semble y voir un point vert qui scintille.

(1) L.C.A.H.F.T. Laboratoire Central d’Approvisionnement en Humanoïdes à Flux Tendu (« just in time » pour ceux qui préfèrent)

PS : Je dédie cet amusement à Daniel SANSEIGNE, Consultant en Knowledge Management, spécialiste de la mémoire des entreprises. Avec mes amitiés. Par ailleurs, Daniel, diplômé des Eaux et Forêts est un éminent amateur de « ratafia ».

Bernard DAVIDOU Juillet 200

Le miracle de Berthot

par Bernard Davidou

Cette histoire m’a été racontée par mon père qui la tenait du sien. Notre lignée (je n’aime pas ce mot que les hommes de notre contrée emploient dans leur patois avec le sens de bois coupé pour aller au feu), franchit les millénaires en deux ou trois générations, mais nous avons l’habitude de compter les années, comme le font les humains, depuis la naissance du Christ.

Vous noterez que pour eux, il faut plus de trente générations pour un millénaire. Pour cette raison cette histoire s’est perdue dans leur souvenir. Je vais donc vous la restituer.

C’était au cours des années qui ont précédé l’an mille. Mon Grand-Père s’était pris d’amitié et de compassion pour un vieil homme qui vivait sur le causse de Calamane, non loin de notre terre de Berthot.

Il avait l’habitude d’écouter et observer la nature et appris ainsi le langage des végétaux et des animaux. Il avait avec mon aïeul, les soirs d’hiver, de longues conversations silencieuses empreintes de cette sagesse qui nous est naturelle, mais qui, disait mon ancêtre, est exceptionnelle chez les humains.

Peu avant l’an mille, les hommes avaient, à Paris, un roi qui s’appelait Robert II. Il était fils et successeur de Hugues CAPET fondateur de la dynastie. Malgré sa grande piété, il s’était mis en tête de divorcer de la belle Rozala, fille de Béranger roi d’Italie, pour épouser sa cousine Berthe veuve d’un petit comte de province (dont il était fort épris malgré ses grands pieds).

Bien que son comportement et son assiduité aux offices lui aient valu le surnom de  » Robert le pieux « , il aimait la compagnie des filles. Il se maria une troisième fois quelques années plus tard. Le pape menaçait Robert d’excommunication (ce qu’il se résolut à faire finalement) et l’affaire, avec l’anarchie dans laquelle se trouvait le royaume et la réputation de fainéantise que s’étaient forgé les rois précédents, occupait les conversations des hommes de toutes conditions.

A cette époque, où les rares et courtes périodes de paix et de relative prospérité alternaient avec la barbarie de la guerre, les famines ou les épidémies, tout était sujet de pessimisme et raison de désespérer pour le vieillard qui, de plus ayant perdu ses enfants en bas age, était persuadé que tous ces signes annonçaient avec la fin du millénaire, celle de son espèce et des temps. Cet avis, disait-il, était partagé par ses semblables qui déploraient, eux aussi, le relâchement général des mœurs et de la religion.

Nous avions encore, en cette fin du premier millénaire, la suprématie sur la forêt qui s’étendait sur la presque totalité du royaume. Le  » Mas del Leu  » était habité par des loups qui lui avaient donné son nom. Des moines avaient repris une vieille villa gallo-romaine à  » Bouydou  » et s’occupaient à reconstruire et défricher, abattant à grands cris nos cousins issus des glands que les animaux avaient disséminés aux quatre coins du causse. La cloche de leur chapelle égrenait les heures de la journée.

La beauté de cette nature presque vierge que le soleil réinventait chaque matin, le travail des hommes et leurs efforts pour coloniser cette terre qui leur était destinée depuis la bible, tout était pour mon grand-père motif de joie, d’émerveillement et de confiance.

L’homme l’écoutait poliment sans le croire ou partager son assurance dans l’avenir.

Au fil des jours, il espaça ses visites , les rhumatismes, la vieillesse l’empêchaient de rendre visite plus souvent à son ami. Puis il ne vint plus et le glas de Calamane porté par le vent mauvais du nord renseigna mon grand-père sur les raisons de son absence.

Mon aïeul resta seul, pleurant son ami de toutes ses feuilles. L’an mille tant redouté vint puis disparut et avec lui les terreurs des hommes. Le défrichement timidement engagé s’amplifia, les terres vierges mises en culture, les nouvelles techniques d’assolement triennal, d’attelage par joug frontal permirent le développement de la population. Les hommes oublièrent la terreur de l’an mille.

Peu après on vit s’installer à Berthot un jeune couple avec un petit prince blond comme le blé qui désormais remplaçait la broussaille et les bois.

Le vieillard avait eu tort de penser que le temps allait s’arrêter et qu’il n’aurait pas de succession. Les hommes, dés qu’ils eurent repris espoir perdirent l’habitude de parler aux chênes, mais nous continuons à les observer et les aimer.

Si l’an deux mille ou Internet vous font peur, retrouvez notre langage, venez me voir, je vous l’apprendrai : Je suis le gros chêne de Bayonnet sur le bord du plateau. Je vous connais tous, le soir je contemple les lumières de vos maisons du haut de Calamane mais aussi des villages environnants que sont Espère, Mercués, Douelle, Caillac ou Saint-Henri, Saint Pierre la Feuille …. (en étirant beaucoup mes plus hautes branches j’arrive à voir le bourg de Calamane et Nuzéjouls).

Venez vous asseoir entre mes racines, je vous apprendrai l’optimisme.

PS : Je dédie ce texte à Claudine, Jean-Pierre et leur petit prince blond.

Bernard DAVIDOU 6 décembre 1999

Le voyage

Le Voyage

par Philippe Desjeux    Extrait …

Il avait été prévu de quitter le Val de Loire pour rejoindre le Quercy et de passer quelques jours dans la propriété dont Flavien avait hérité des ses parents dans le Lot.

Après Brive et Martel, après le passage de la Dordogne à Montvalent la route remonte sur le causse de Rocamadour, traversant des étendues caillouteuses, plus ou moins désertiques, parsemées de loin en loin de bouquets de genévriers autour desquels poussent seulement quelques herbes rares. Et puis, tout d’un seul coup, en arrivant à Alvignac, le paysage change.

On quitte le causse pour rentrer dans la Limargue, cette bande de terre fertile et verte, qui s’étend au nord, de Rocamadour à Saint Céré, en passant par Padirac. La coupure d’avec le causse est très brusque, mais, néanmoins, les habitudes de vie, de l’un ou l’autre coté, ne diffèrent guère. Le sentiment d’appartenance à une région bien déterminée ne touche pas les autochtones. Pourtant les familles ne sont pas dispersées. Elles vivent depuis toujours dans les mêmes lieux, sur les mêmes terres, enracinées.

En fin d’après midi, après avoir traversé cette bande de terre fertile, ils arrivèrent de nouveau dans le causse, de l’autre coté de Gramat, à Lunegarde.

C’est là que Flavien avait sa propriété, un manoir du XVIII ème siècle, carré, trapu, avec une cour intérieure marquée en son milieu par un puits à qui l’on avait gardé son caractère un peu vieillot.

La maison, couverte de lierre, dans le style des maisons quercynoises, au toit de tuiles vieillies, était flanquée à l’ouest d’une tour carrée, qui, sans doute jadis avait servi de pigeonnier, mais où une vaste chambre confortable avait été aménagée. La vue par les fenêtres qui donnaient sur le causse portait au loin jusqu’à la braunhie, cette forêt de petits chênes rabougris, dans laquelle les promeneurs non initiés pouvaient se perdre.

Cette maison, le manoir de Tartadelle, avait été la propriété des parents de Flavien après la guerre de 1914. Son père l’avait restaurée avec soins ; sa position en dehors du village de Lunegarde l’avait séduit. Isolée, sans maisons voisines que l’on pouvait voir, elle était entourée d’une trentaine d’hectares de cailloux et de landes, où seule, sur une petite colline, avait été plantée une vigne rabougrie, qui à l’époque de son acquisition donnait un mauvais vin, proche d’une amère piquette. Depuis, le travail, le savoir-faire de son père, lui avait permis en quelques années de produire un vin très buvable. La rentabilité qui couvrait les frais de cette propriété était assurée par un troupeau de moutons aux yeux noirs qui font la renommée des moutons du Quercy.

Flavien était né dans cette maison et gardait pour elle une très grande tendresse. Il y avait passé naturellement sa plus petite enfance, un peu en sauvageon courant dans les bois, libre de toutes contraintes, autres que d’être à la maison aux heures des repas, signalées un quart d’heure avant par une sonnerie de la cloche qui avait toujours eu un son particulier dû au fait qu’elle avait été fêlée un jour par le gel d’un hiver rigoureux. Et puis un second appel signalait qu’il fallait se mettre à table, les mains propres.

– Mon père, dit Flavien, avait sa place au milieu de la table, en face de la grande cheminée, au-dessus de laquelle, semblant comme vous narguer, était accrochée la tête d’un énorme sanglier aux défenses inquiétantes. Cette salle à manger a gardé le décor que j’ai toujours connu. Je n’ai rien changé, en partie pour conserver la tradition, en partie parce qu’elle me plait telle qu’elle est. Sur un corbeau de pierre est placée une statue ancienne d’une sainte dont la tradition disait qu’il s’agissait de Jeanne d’Arc, et sur lequel mon père avait fait graver la devise  » Ne t’hesbahit pas, mais prend tout en gré, Dieu t’aidera « 

Flavien avait fait préparer les chambres. Lui retrouvait la sienne en haut de la tour dont les fenêtres donnaient au sud et à l’ouest, d’où il avait une vue étendue sur la campagne et d’où, par temps clair, il pouvait voir jusqu’au château de Rocamadour. Pour Prisca il avait choisi la chambre que sa grand’mère avait occupée à la fin de sa vie. Mais il n’avait pas voulu la séparer de Tiphaine à qui il avait donné la chambre contiguë que ses sœurs avaient choisie au cours de leurs présences à Tartadelle …

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L’igue de Crégols

De Thibaut Brix

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Les puits du causse

par Bernard Davidou

Nos anciens, qui étaient plus nombreux que nous sur les causses calcaires de notre Quercy, utilisaient moins d’eau. Dans chaque vieille maison ils nous ont laissé au moins une citerne où elle était précieusement collectée pendant les saisons pluvieuses en prévision de l’été.

Ils n’imaginaient pas qu’un jour leurs descendants connaîtraient ce réseau maillé de canalisations qui, de châteaux d’eau en villages ou écarts irrigue nos éviers et baignoires et même nos potagers. Aussi, quand ils le pouvaient, ils faisaient creuser un puits.

C’était un investissement important et, le Crédit Agricole et ses prêts bonifiés n’ayant pas encore été inventés, la décision se mûrissait calmement sur plusieurs années ou même générations. Lorsqu’elle avait été prise et que les années précédentes avaient permis d’économiser l’argent nécessaire, on faisait appel à un puisatier.

Quand nous étions petits, ma sœur et moi étions sujets à toutes les maladies habituelles des enfants. Rougeole, oreillons, varicelle etc, rien ne nous échappa et je m’en réjouis aujourd’hui car Maman, pour nous faire accepter notre sort, la visite du médecin et ses instruments de torture (un saint homme qui venait de Catus (1)), avait l’habitude de nous raconter une histoire.

Elle avait été élevée par sa grand-mère de qui elle disait les tenir. C’est ainsi qu’après un diagnostic confirmé elle me raconta celle qui suit.

En ces temps là, des hommes circulaient de maison en maison, des artisans avec leurs outils (rempailleurs de chaises, rétameurs, matelassiers, tisserands …) proposant leurs savoir-faire, des colporteurs leurs marchandises (fils, almanach, draps …), des brassiers cherchant de l’embauche.

C’est vraisemblablement ainsi que le maître de la grande maison dont les bâtiments longent la route à Bouydou a confié le creusement de son puits à un puisatier sourcier de passage. L’époque nous est inconnue. Le nom de l’ouvrier ainsi que celui du maître (2) aussi.

Le puisatier convint avec le maître qu’il serait seulement logé (dans la paille de la grange) et nourri pendant la durée des travaux. Le paiement de la somme décidée ne se ferait que lorsque le puits serait plein. Le chantier débuta en début de période sèche et, jour après jour, dimanche excepté, on entendait l’homme taper en chantant au fond du trou qu’il creusait au bout de la cour, à côté du chemin du mas delleu, là où la fourche de coudrier lui avait indiqué l’eau souterraine.

Centimètre après centimètre, il arrachait au bout de sa pioche, les couches géologiques déposées, cassées, plissées au cours des millions d’années qui ont fait l’histoire géologique de notre coin de Quercy. A vrai dire, ses préoccupations et ses pensées devait être très différentes et n’étaient pas si savantes. Levant les yeux vers l’orifice, il guettait la venue de la servante qui, (à l’aide de la corde et la poulie qui permettait à l’apprenti qu’il formait de remonter les « ferrats (3) » de gravats) lui faisait parvenir la bouteille de piquette dont il se désaltérait.

Jour après jour, l’été avançait et se faisait de plus en plus chaud. A la fin de sa longue journée passée dans la poussière et la chaleur qui rendaient la respiration difficile, l’homme mesurait sa progression. Il scrutait avec une angoisse grandissante la roche sèche sous ses pieds, essayant d’y déceler les signes précurseurs du filet d’eau qui lui permettrait d’obtenir son dû et assurerait son hiver.

Il creusa jusqu’à vingt mètres sans trouver d’eau. Découragé, doutant de son fluide(4), il abandonna et partit un soir. Après la longue sécheresse de l’été, un violent orage déferla sur le causse au cours de l’une des nuits qui suivirent son départ. Les eaux recueillies par la cuvette naturelle du plateau de Bouydou gonflèrent la nappe souterraine que le sourcier avait repérée et à côté de laquelle il avait creusé.

Sous sa pression, l’eau envahit le puits. Heureux d’avoir enfin l’eau dans sa basse cour, le maître qui était honnête, fit rechercher le sourcier dans les fêtes et foires des environs mais ne le retrouva pas.

Voilà l’histoire d’un puits creusé par un homme qui n’eut pas son salaire. Depuis il a désaltéré des générations d’hommes et d’animaux sans jamais tarir. Pendant la dernière guerre, ou peu avant, un avion militaire s’est écrasé sur le plateau, Le carburant qui s’en est échappé a pollué la nappe et l’utilisation du puits a du être interrompue quelques semaines.

C’est à ma connaissance la seule fois ou il a failli, bien malgré lui, à sa vocation. Certains prétendent qu’il a recueilli les cloches de Calamane lorsque la république voulait en récupérer le bronze (5).

Lorsque j’en parlais à mon ami Daniel, il me raconta qu’il ne savait rien à ce sujet. Par contre, un jour un de ses prédécesseurs propriétaire (6) de la ferme, avait décidé de le curer. Ayant fini de le vider vers midi, il partit faire chabrot. Lorsqu’il revint pour le nettoyer, après la sieste, le puits était à nouveau plein.

(1) Dr FABRE originaire de Labastide Murat.

(2) Maison de Daniel COMBARIEU en 1981, RESSEJAC / COMBARIEU en 2003.

(3) Un « ferrat » est un seau. Fait en planches jointive comme un tonneau et cerclé de fer.

(4) Avoir du fluide est un don qui permet de trouver l’eau ou des objets cachés.

(5) En 1794. C’est certainement faux mais la légende attribue une cloche à chaque puits.

(6) Famille LACOMBE ?

Bernard DAVIDOU

octobre 1981

Le Noël du petit roumain

Personne ne peut rester insensible à la vue de la misère. Il y a dans chaque être humain une tendance naturelle à la solidarité qui nous différencie des animaux. Néanmoins elle existe encore et s’amplifie avec la crise que connaît notre monde globalisé, depuis la fin des trente glorieuses.

Certains avancent des solutions économiques, d’autres proposent des programmes politiques, …

 » Mouna « , célèbre clochard lettré et farfelu du quartier Saint-Germain en 1968 proposait l’extinction du paupérisme après dix-huit heures chaque soir. Avec le projet de prolonger le boulevard saint-Michel jusqu’à Deauville, il avait constitué un programme électoral ambitieux mais sa carrière politique se termina peu après les événements de cette année-là. Dans les grandes villes elle est parfois spectacle.

J’ai vécu les cinq dernières années du siècle précédent à Paris ou je travaillais et je rejoignais ma famille dans le sud-ouest toutes les fins de semaine.

Je me souviens de ce vendredi soir, dans le métro qui me ramenait vers Orly, un homme s’est mis à parler au milieu du wagon. Il dit qu’il était sorti depuis peu de prison, après une horrible erreur judiciaire. Il avait contracté le sida et avait faim. Il suppliait les voyageurs de lui donner un peu d’argent, à défaut il accepterait un sandwich, un ticket restaurant ou bien un fruit. Intrigué par cette franchise, je regardais l’effet qu’elle produisait sur les voyageurs. Quelques rares vielles femmes lui glissèrent une pièce. Certains, qui voulaient ignorer l’homme, détournaient leur regard avec gêne. Les autres regardaient à travers lui, comme s’il était transparent.

N’ayant pas eu le temps d’en retirer je n’avais pas d’argent sur moi. Comme tous les vendredi, j’avais déjeuné très vite afin de finir ma semaine au plus tôt et avais gardé une pomme qui grossissait la poche de mon manteau. Je la lui tendis et il me remercia fort civilement. Quelques stations plus loin, je le revis qui sortait du wagon: Il avait encore ma pomme à la main et la laissa tomber avec dédain entre le marchepied du train et le quai.

En courant pour  » attraper  » la rame d’ « 0rly-Val », je me promis de faire preuve, à l’avenir, de plus de discernement dans mes futurs élans de générosité.

Après avoir réfléchi à cette question, je résolus de la régler définitivement en choisissant, sur mes trajets les plus fréquents dans la capitale, quelques mendiants auxquels je donnerai mon obole chaque semaine.

Il m’attendait sous un feu rouge, dans le quartier du  » point du jour « , dans l’ouest de Paris, que je traversais chaque fois que je revenais de  » la défense  » ou est située la plus grande concentration de sièges sociaux de sociétés du pays et mon bureau de la rue de Lyon.

Alors que je ralentissais pour respecter le feu tricolore avant de prendre la voie sur berge, je fus surpris par une silhouette qui me rappelait mon fils cadet. M’étant arrêté à sa hauteur, je me réveillais de ma rêverie face à un gamin au corps d’adolescent, surmonté d’une tête d’adulte qui me tendait la main en répétant plusieurs fois la même supplique:

– S’il te plait Monsieur, une pièce … pour manger. … S’il te plait Monsieur ….

Après avoir satisfait sa demande avec une pièce de dix francs, je le regardais avec attention. Je reconnus une allure quand il se déplaçait d’un véhicule à l’autre, une attitude quand il était immobile, main tendue, penché vers la portière d’un véhicule, qui avaient attiré mon attention en arrivant à sa hauteur.

J’avais lu en prenant mon café que plusieurs bandes organisées d’enfants roumains avaient envahi les trottoirs de la capitale pour y mendier. Ces équipes étaient encadrées, disait le journaliste du  » Parisien Libéré « , par des adultes provenant du même village que les enfants, qui leur apprenaient les trois mots nécessaires au travail attendu et qui les plaçaient aux endroits ou les voitures ralentissent.

Parce qu’il était brun avec des cheveux noirs et qu’il roulait les  » r  » j’en déduis qu’il en faisait partie.
Je décidais sur le champ de l’ajouter à mes pauvres. Dorénavant je m’arrêtais au moins une fois chaque semaine à sa hauteur et inlassablement il me répétait la même supplique :

– S’il te plait Monsieur, une pièce … pour manger. … S’il te plait Monsieur …

J’essayais, quand la durée du feu le permettait, une banalité à propos du temps ou des fêtes qui approchaient … Sans un sourire, comme s’il ne me voyait pas et pressé de passer à la voiture suivante, il attendait ma pièce jaune à laquelle il répondait par un bref  » M..errr.. ci « .

Une fois pourtant je réussis à le faire sourire en lui disant  » Business is business ! »(1). Il connaissait un peu d’anglais et répondit :

– As usual, Sir ! No more ! (2).

Nous avions chacun nos préoccupations et notre stress. Un soir, il me rendit la pièce de vingt centimes que, voulant aller vite et bien involontairement, je lui avais donné à la place de celle de dix francs dont il avait l’habitude. Il protestait :

– Trompé, pas bon, pas bon … Monsieur,

Ceux qui ont connu ces pièces, me trouveront des circonstances atténuantes car, de même couleur jaune et même diamètre, elles ne différaient que par le poids … et la valeur. Je réparais volontiers très vite mon erreur et lui laissais, grand seigneur, les deux pièces. Le feu était vert déjà et je démarrais dans un concert de klaxons impatients. Les parisiens au volant sont comme cela. La seconde fois que je commis la même erreur, je me dis que les vacances de Noël qui approchaient me feraient le plus grand bien.

La troisième fois je commençais à me demander si mon petit Roumain ne me prenait pas pour un cave et me promis de suivre attentivement ses gestes à l’avenir. Je le suspectais de subtiliser la pièce de dix francs et faire apparaître une pièce de vingt centimes que son client devait lui rendre dans un élan supplémentaire de générosité, après avoir réparé l’erreur.

Lors de mes prochains passages, le cérémonial se déroula invariable. Le gamin, dont je fixais les doigts avec attention comprit-il ma résolution de le confondre, ou bien était-il de bonne foi et avais-je, par distraction, confondu les pièces ? Après l’avoir contrôlée, il enfouissait sa pièce de dix francs dans la poche de son maigre blouson sale et courait à la voiture suivante.

Je le revis plusieurs fois, dans le froid, parfois sous la pluie, sans que notre communication s’améliore ou que je refasse l’erreur qui m’avait conduit à le suspecter de cette amusante substitution.

Les vacances de Noël tant attendues et nécessaires arrivèrent enfin. En approchant du feu je ralentis pour attendre qu’il devienne rouge, me donnant ainsi le temps de lui donner mon obole. Arrivé à sa hauteur je lui souhaitais un bon Noël mais son visage resta lisse et inexpressif alors qu’il répétait comme d’habitude la formule apprise par cœur :

– S’il te plait Monsieur, une pièce … pour manger. … S’il te plait Monsieur …

C’était Noël, je partais en vacances et donc je ne le reverrai pas la semaine suivante, je pris deux fois dix francs dans le vide poche ouvert entre le tableau de bord et le levier de vitesse de la Mégane-Scénic que la société qui m’employait avait mise à ma disposition et les lui tendis.

Il avait suivi mes gestes avec attention et je l’avais vu regarder la monnaie dans le vide-poche avec envie. Il contempla mon aumône un petit moment. Comme le feu virait au vert, il parut glisser légèrement alors que j’enclenchais la première et son coude heurta la montant de ma portière … laissant échapper dans ma voiture les deux pièces de dix francs que je venais de lui remettre.

– Tombé, Monsieur, … donne une autre, … vite ….

Il me montrait sa main ouverte et vide en fermant et ouvrant les doigts pour en rétablir la circulation sanguine. Les parisiens derrière nous menaient un raffut assourdissant et des injures diverses commençaient à fleurir de tous les côtés. Je remis à plus tard de rechercher mes vingt francs sur le tapis de la voiture, attrapais une poignée de monnaie comprenant deux autres pièces de dix francs et les lui tendis en démarrant. Je vis dans mon rétroviseur le magnifique sourire qui éclaira enfin son visage alors qu’il soupesait le contenu de sa paume.

C’était Noël.

– Merry Christmas Sir ! (3)

Dit-il alors que je m’éloignais.

Lorsque, après les vacances de fin d’année j’eus regagné la capitale en début janvier, j’entrepris de nettoyer l’intérieur de ma voiture. J’avais un peu oublié mon petit roumain mais je pensais immédiatement à lui lorsque, en passant l’aspirateur, je retrouvais, sous le tapis de sol, côté conducteur,

…… deux pièces de vingt centimes luisantes comme si elles étaient neuves.

Bernard DAVIDOU Noël 2005

(1) Les affaires sont les affaires.
(2) Comme d’habitude, Monsieur. Pas plus.
(3) Joyeux Noël, Monsieur.

Les champignons de Léon le « Tamalou »

Un enfant du village ?

Marc, le fils de l’Antoinette, était, selon l’expression usuelle  » du village  » et personne ne lui contestait cette appartenance. Né après la guerre, ses parents l’avaient envoyé contre son gré faire des études à Toulouse. Il était devenu un citadin qui vivait toute la semaine dans cette ville ou il exerçait un métier d’ingénieur correctement payé. Adulte il reconnaissait leur mérite car, par leur fermeté mais aussi leur sacrifice, ils lui avaient permis d’accéder à ce statut.

Il avait conservé cependant un profond attachement à la terre et à son village dont il avait été frustré durant sa jeunesse. Pour ces raisons et aussi par égard pour ses parents devenus vieux, il y avait restauré, dés les débuts de sa vie professionnelle, une maison qu’il rejoignait avec sa famille toutes les fins de semaine. Néanmoins, ses voisins au village, tout en lui gardant amitié et parfois un peu d’envie pour sa relative réussite, manifestaient une certaine distance. Il était devenu un autre et elle se traduisait par des détails de comportement comme le fait de refuser de parler patois avec lui ou d’éviter en sa présence certains sujets qui concernaient la vie de la communauté.

Les champignons sont sortis.

Depuis quelques jours les premiers champignons avaient fait leur apparition au marché de Cahors. Dans les villages de Boissières, Calamane, Nuzéjouls, Uzech et alentours le bruit courait, en ce début juin, les amis ne se saluaient plus que par  » ils sont sortis, irez-vous ? « .

Le père Léon, comme tous les ans, avait anticipé la rumeur et commencé une abondante cueillette dés le mercredi matin, premier jour de la vieille lune. Aussi en ce samedi décida-t-il d’aller à nouveau parcourir les bois de châtaigniers, avec sa canne et son panier mais sans conviction. Agriculteur-retraité depuis peu il était libre de son temps.

Il aimait marcher en prenant le temps de retrouver les champs, les bois ou les prés quelle que soit la saison. En fait, il aimait la terre, sa terre et s’émerveillait de ses différentes transformations d’une saison à l’autre ou au cours des années. Quand il était plus jeune, il aimait la fouler pieds nus ou s’y étendre pour la sieste l’été, ce qui désespérait sa femme qui redoutait un refroidissement.

Tout en marchant il évoqua un moment son souvenir, la seule grande aventure de sa vie: Il regretta de s’être décidé à lui  » parler  » alors qu’ils étaient déjà trop vieux pour avoir des enfants. Lors de sa disparition brutale, elle l’avait laissé seul avec un chat commun auquel il n’avait jamais fait attention de son vivant. Il s’y était attaché depuis comme un rescapé s’accroche à un objet qui lui rappelle une catastrophe, un désastre.

Depuis son veuvage, il y a quelques années, ces pensées lui revenaient souvent et il les chassait avec un mouvement d’humeur que trahissait une ombre fugitive passant sur son visage.

Léon rencontre Marc.

Il avançait dans le bois sans chercher, écoutant et respirant pour le plaisir. Au-dessus de sa tête, un chêne, couché par la dernière tempête, étreignait son voisin et le vent qui agitait les cimes le faisait gémir d’une plainte presque humaine. Attentif à ne rien déranger au sol des herbes ou des ronces, il évitait de marcher sur la terre meuble ou fraîche, là où les taupes viennent respirer par exemple, afin que rien ne trahisse son passage et sa destination vers ses  » coins « . Il était jaloux de ceux-ci et s’immobilisait chaque fois qu’il voyait venir vers lui un autre cueilleur, le laissant passer en se dissimulant derrière un arbre. La première fois qu’il vit Marc, la colère l’envahit une fois de plus contre ces étrangers qui n’ont aucun droit de cueillette et ne respectent pas la propriété privée.

Il l’observa un moment cherchant à le reconnaître sans y parvenir. Visiblement le jeune homme ne connaissait rien aux champignons et comme, de mémoire d’homme, au village, on n’avait jamais rien trouvé là où il cherchait, il le jugea inoffensif. Calmé, il l’observa avec amusement et le vit fouiller sous les fougères qu’il écartait avec précaution du bout de son bâton. Son sourire condescendant se figea lorsqu’il le vit se baisser et ramasser ce qui lui parût être un petit cèpe brun et luisant au chapeau rond et frais.

Ne pouvant résister à la curiosité, il s’approcha sans précaution, faisant semblant de chercher lui aussi. Arrivé à proximité il le salua en cherchant à voir le contenu de son panier. Dans celui-ci il reconnut une petite bouteille de bière vide et maculée de la terre fraîche d’où Marc l’avait extraite.  » C’est là toute votre récolte ?  » s’enquit-il mi-amusé mi-narquois. Le jeune homme reconnut effectivement que c’était bien là tout ce qu’il avait trouvé mais que ce faisant, il voulait contribuer à l’écologie de la planète. En le félicitant Léon se dit que tant que les girolles ou les cèpes ne clignoteraient pas comme l’ambulance, cet écologiste ne ferait pas de mal à ses champignons. Soudain à force de le dévisager, il sût qui il était tant les traits du jeune homme lui rappelaient Antoinette.

Léon commence à délirer « grave ».

L’été qui suivit passa sans que Léon rencontre Marc au village. Ce dernier avait profité de ses congés dans un de ces lieux ou les citadins ont l’habitude de se retrouver et s’entasser. Depuis cette première rencontre, les pensées de Léon revenaient souvent vers sa jeunesse, la bande de copains des années soixante, il évoquait avec plaisir Antoinette qu’il avait courtisé un été, les autres dont la vie avait dispersé la plupart. Il aimait retrouver dans son souvenir leurs visages. A l’occasion des rencontres au village ou à Cahors, il cherchait à savoir ce qu’ils étaient devenus, s’ils avaient des enfants.

Les cèpes d’automne ramenèrent Léon à ses promenades sylvestres. Il retrouvait les arbres, les odeurs et en jouissait comme s’ils étaient sa propriété exclusive. Il avançait, remuant ses souvenirs lentement, prenant plaisir à les revivre intensément, dans tous les détails, comme un scénariste fait quand il veut réaliser un film. C’est brutalement qu’un matin l’idée s’imposa à lui comme une certitude. Il se mit fébrilement à compter les années depuis cet été ou il avait tellement dansé avec Antoinette que tout le village s’attendait à les marier.

Il fouilla dans sa mémoire le visage de Marc se demandant comment reconnaître son age dans ce souvenir. Il regrettait de l’avoir considéré avec distance et de s’être moqué, de lui avoir fait de la peine peut-être. Il éprouva le besoin de le rencontrer à nouveau. Constamment ses pensées revenaient vers celui qu’il n’appelait plus que  » le petit  » avec une tendresse quasi paternelle.

Tout dans le présent était prétexte à exhumer un souvenir en essayant de refaire l’histoire de sa vie qui tournait en boucle dans sa pauvre tête d’homme seul face à la vieillesse : Le train de Paris qui, après le viaduc de Calamane, s’engouffrait dans le tunnel de Nuzéjouls, dont il attendait auparavant avec amusement le long sanglot étouffé d’agonie, lui rappelait à présent son départ pour Marseille vers l’Algérie et les adieux d’Antoinette sur le quai de Cahors. Le cri de victoire, qu’il poussait en débouchant sur la vallée de Saint-Denis, le ramenait au présent jusqu’à ce qu’un nouveau détail ne le replonge dans un passé qu’il s’efforçait de retrouver et à partir duquel il recommençait à délirer..

La folie du vieux, le souvenir de sa femme.

Il errait dans les bois toute la journée et au village certains commençaient à se poser des questions sur sa santé mentale. Rentré chez lui il soignait le chat sans le voir et la bête, qui souffrait de cette indifférence injuste, dépérissait.

Un soir, il pensa aux rares photos de cette époque. Il se mit à les rechercher dans le tiroir de l’armoire que sa femme avait réservée à cet usage et ou il n’avait jamais fouillé de son vivant. Il reconnut son goût de l’ordre en découvrant une série d’enveloppes dont chacune contenait une tranche des souvenirs du couple, et sur lesquelles l’écriture calligraphiée de son épouse indiquait l’époque ou l’événement dont le contenu était l’objet.

Au-dessus, trop grande pour entrer dans une enveloppe ou trop chargée d’émotion pour celle qui avait ordonné le contenu du tiroir, était la photo de leur mariage. Jusqu’à ce jour il n’avait jamais pris le temps de regarder longtemps ce qu’il considérait comme des images. Il l’ouvrit et pour la première fois la considéra avec attention, fouillant dans les visages et les attitudes afin de ressusciter les pensées et les sentiments cachés. Il se trouva un air inexpressif et convenu. Sa femme éclatait de joie et de bonheur. L’évocation du souvenir de la disparue lui fit retrouver son odeur et un moment il crut la voir qui se frottait à lui en riant.

Enjambant le cadre de la photo, il revit cette journée et laissa vagabonder son imagination, selon son habitude depuis qu’il était inactif. Il reconnut le gazon sur lequel le couple avait posé pour la photo et sa ferme en arrière plan. Il imagina le petit grandissant dans sa maison, entre la tendresse de sa femme et la sienne, moins démonstrative mais aussi attentive. Dans son délire il inventait des pseudos souvenirs avec des faits réels.

Le matin le trouva assoupi au pied de son lit, tout habillé, la bouteille de ratafia entre les jambes et la photo sur les genoux.

Le dénouement.

L’automne touchait à sa fin et les cèpes étaient toujours aussi abondants cette année-là. Marc connaissait maintenant les bois et les champignons. A l’occasion de ses chasses il avait eu plusieurs fois l’occasion de saluer le vieux Léon et avait remarqué son attitude ambiguë faite de curiosité ou de sollicitude indiscrète. Il avait reconnu une forme de tendresse qu’il jugeait excessive car il n’en connaissait pas la raison.

La rumeur publique lui avait appris les doutes que ses voisins avaient sur l’état mental du vieil homme, et les champignons étaient devenus pour lui une chose si passionnante qu’il ne souhaitait pas perdre du temps à prolonger ces rencontres. Un jour cependant, alors qu’il venait de remplir son panier dans un sous bois providentiel qu’il ne connaissait pas, il le vit arriver avec précaution. Ne voulant pas lui révéler par sa récolte le coin qu’il venait de découvrir, Marc cacha son panier plein sous des fougères et mit ses mains dans ses poches.

Le vieil homme, qui connaissait l’endroit depuis toujours, comprit ce que signifiait l’attitude du cueilleur sans panier. Fouillant des yeux les alentours, il vit très vite les feuilles retournées du tapis végétal qui dénonçaient la cachette. Il se balança d’un pied sur l’autre prêt à éclater d’une colère un moment contenue, puis son visage se détendit et au fur et à mesure que ses traits s’apaisaient une envie de rire le submergeait. Il marmonna entre ses dents  » bougré d’asé, hier je voulais te donner ma maison et aujourd’hui tu me voles mes champignons ! « . Puis se calmant, il dit à voix haute  » c’est bien pitchoun, tu as fait des progrès …  » Et il partit sur un grand éclat de rire qui retentit dans la forêt bien après qu’il eut disparu sous les arbres.

Marc reprit son panier en pensant que De Gaule avait raison quand il disait que  » toute vieillesse est un naufrage « .

Comment Léon devint un Tamalou (et arrêta le ratafia).

Léon sortit du couvert des arbres et, regardant le ciel, se dit que l’hiver était là. Il se demanda combien il lui restait de saisons de champignons … mais laissa la question sans réponse. Il se promit d’aller dès le lendemain s’inscrire chez les  » tamalous  » car cela lui occuperait l’esprit.

Il appelait ainsi les adhérents du club de troisième âge parce qu’ils se saluaient toujours par la même phrase rituelle :  » et toi t’as mal où ? « .

Bernard DAVIDOU

décembre 2002

Les cerises de Gustave

Gustave était jardinier. Sa maison, son jardin et la grange où il enfermait son âne existent encore, près du ruisseau. Même aujourd’hui, alors qu’il nous a quitté depuis de trop nombreuses années, il n’y a personne au village qui ne sache cela.

Plus rares sont ceux qui se souviennent de ses cerises.

Lorsque je l’ai connu, Gustave était en age d’être Grand-Père. Sa moustache grisonnante et son magnifique sourire lui auraient permis d’être un papy très apprécié si Albertine, sa femme, lui avait donné une descendance mais, et là était son drame, Albertine et la médecine de l’époque n’avaient rien pu faire pour cela.

Condamné à voir grandir hors de chez lui les enfants du village alors qu’il aurait voulu en remplir sa maison, il reportait sur les écoliers dont j’étais un peu de la tendresse malicieuse qu’il n’avait pu extérioriser.

Nous étions quatre du causse qui, sur le chemin de l’école, passions devant sa vigne deux fois par jour. Celle-ci, accrochée au flanc du coteau, à mi-parcours entre la maison et le bourg où sévissait l’institutrice, nous fournissait l’occasion d’une halte lorsque nous remontions le soir vers le mas Delleu où nous attendaient les devoirs et le troupeau à garder.

Pour ces deux raisons, il arrivait que la halte se prolonge. En mai s’ajoutait une troisième raison. En bordure de la vigne, les deux immenses cerisiers qui surplombaient la route étaient couverts de fruits. Que celui qui n’a jamais commis ce genre de larcin nous jette le premier noyau ?

Gustave s’étant rendu compte que les branches les plus basses ne portaient pas de fruits cette année-là, se cacha dans la cabane qui existe encore pour identifier les moineaux qui se gorgeaient de ses cerises. Il nous menaça plusieurs fois mais chaque soir la tentation l’emportait sur la crainte, toute relative d’ailleurs, qu’il nous inspirait.

Un jour, à court d’argument alors qu’il nous avait pris sur le fait une fois de plus, il vint vers nous avec le sourire et un calme qui nous fit oublier de détaler comme nous en avions l’habitude. « Mangez-en bien les petits » nous dit-il « car je les pique avec un produit qui donne mal au ventre ». Penauds et inquiets, nous nous regardâmes avec inquiétude avant de reprendre notre route.

Le lendemain, nous n’étions que trois sur le chemin du retour. Le quatrième, affaibli par une magistrale diarrhée qui l’avait tenu éveillé toute la nuit, avait gardé la chambre. Ce soir-là, à la hauteur de la vigne nous fîmes un détour pour éviter les cerisiers. Gustave qui nous guettait en fut surpris et, je le crois, aujourd’hui, un peu déçu.

Quelques jours plus tard, à l’heure de la fin des cours, un orage menaçait. Toute l’après-midi les nuages noirs avaient tourné au dessus des tours du château comme de gros oiseaux qui cherchent à se poser.

Dans notre insouciance et bien que nous ayons suivi les hirondelles à travers les fenêtres de la salle de classe, nous n’avions pas compris ce qu’elles annonçaient pas leur vol bas.

Pressentant l’orage, Gustave nous rencontra alors qu’il rentrait précipitamment chez lui et que nous attaquions la montée. Il comprit qu’il devait nous obliger à nous abriter et le brave homme ne trouva rien de mieux que nous inviter à « faire quatre heures ».

De nos jours les enfants font peu d’exercice : ils « goûtent » au retour de l’école. La publicité télévisée leur vend pour cela des friandises survitaminées et emballées dans de jolis papiers, qui conviennent à leur petit appétit.

J’emploie l’expression « faire quatre heures » afin qu’il n’y ait pas de confusion à ce sujet. Outre les deux kilomètres matin et soir, nous participions aux travaux de nos parents. Nous ne pûmes résister longtemps à la perspective de tailler dans la miche une large tranche de pain que l’on accompagnerait de jambon ou de pâté et que l’on finirait à la confiture.

C’est ainsi que nous vîmes passer l’orage, au sec. Il y eut le jambon, le pâté et la confiture servis par Albertine, mais nos estomacs bien pleins se serrèrent lorsque nous vîmes arriver … un panier de cerises. Nous refusâmes tous en chœur et poliment comme nos parents nous l’avaient appris.

Albertine ne comprenait pas et semblait fâchée. Gustave n’en revenait pas mais rigolait doucement. Il dût, pour nous convaincre de les goûter du bout des lèvres, nous expliquer avec beaucoup de détails, qu’il ne piquait qu’une partie de ses fruits et qu’il avait un secret pour reconnaître ceux qu’il avait traités des autres.

Nous étions à l’âge des secrets et nous parlâmes longtemps de celui-là sans jamais arriver à le percer.

Gustave n’est plus parmi nous. Si sa cabane existe encore, sa vigne a été arrachée et sans travail les cerisiers sont morts. Je sais que le produit avec lequel il voulait défendre ses cerises n’existait que dans son imagination et que c’est l’abus ces dernières qui provoque le mal de ventre.

Seulement m’est resté de ce printemps, avec cette histoire, la tentation des gros fruits rouges qui m’habite encore lorsque je refais ce chemin.

Bernard DAVIDOU 1998

Les compères

par Bernard Davidou

La canicule qui a sévi en deux mille trois et qui situa cette année parmi les plus chaudes et sèches du siècle, inquiète à juste titre les météorologistes, écologistes et toutes les personnes dotées d’un peu de bon sens. Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que si l’on regarde la distribution des années de canicule et sécheresse dans le siècle écoulé, on s’aperçoit qu’elles sont groupées sur la dernière décade.

Ceci signifie que les choses ne s’arrangent pas.

L’absence d’eau pendant plusieurs mois, au moment ou la végétation en a le plus besoin, risque de changer les paysages. La raréfaction des points d’eau et des herbes à des conséquences dans le monde animal et notamment le gros gibier. Celui-ci a proliféré dans notre département, depuis l’introduction par l’homme des biches et de cochon-sangliers. Ces derniers, plus prolifiques que les sangliers si appréciés par notre ancêtre Obélix, sont à l’origine de dégâts considérables dans les vignes de la vallée et les récoltes, maïs ou céréales, des plateaux calcaires du Quercy blanc. Ne trouvant plus, dans les sous-bois, l’eau indispensable à leur survie, ils se rapprochent des lieux habités.

La chaleur, plus que la sécheresse, influence aussi le comportement des humains qui trouvent toujours, dans la fraîcheur de leur cave, le moyen de remédier à la soif, mais sont incommodés par la canicule quand elle dure trop longtemps comme cette année deux mille trois.

Ils travaillent plus tôt le matin, font la sieste ou restent à l’ombre quand le soleil grille la campagne et au réveil, quand «le Mahomet » commence à décliner, font « quatre heures » avant de reprendre leurs occupations. C’est ainsi que Jean Masset, petit agriculteur de S.. en Quercy, sur le plateau de calcaire blanc entre Castelnau- Montratier et Lhospitalet appelait le soleil, depuis que, sur la fin des années cinquante, il avait dû passer trente mois à faire du « maintien de l’ordre » dans les Aurès en Algérie.

Il en avait rapporté, outre une casquette Bigeard et un treillis qu’il ne sortait que pour l’ouverture de la chasse, une fois par an, pour défier la confrérie des chasseurs, dont il n’était pas, quelques mots ou expressions qu’il imposait à son inséparable ami « Gus ».

Nés la même année peu avant la guerre, la vraie, reconnue, celle de quarante, dans le même village, dans deux fermes qui se ressemblaient par leur superficie et jusque dans la disposition en « L » des bâtiments, ils avaient grandi du catéchisme, la communale, le certificat d’études, les premières filles, au conseil de révision, ensemble, comme des frères. Des frères différents cependant car, Jean était fort et hardi alors que Gus était chétif et timoré. Il semblait que Gus ne pouvait vivre que dans l’ombre de Jean. Cependant, bien que ne le laissant pas paraître, Jean avait besoin de Gus et leur amitié faite de complémentarité et de ressemblance faisait qu’ils étaient un, tout en étant deux : On disait les « Compères » ou bien Jean et Gus et on ne pouvait imager citer l’un sans l’autre.

C’est après cet événement capital, censé représenter l’entrée dans le monde des adultes, que cessa, pour un temps du moins, le parallélisme de leurs vies. Jean fut déclaré « bon pour le service » Gus ne le fut pas. Ceci valut au premier de partir deux mois apprendre le métier de soldat à Castelnaudary, puis finir le reste de son temps en Algérie à « crapahuter » dans le bled, tandis que le second restait à S.. à s’occuper de sa ferme et de celle de son ami dont il aidait les Parents.

Pendant l’absence de son ami, le réformé, qui ne s’appelait pas encore Gus, prit l’habitude d’aller au café, à Castelnau, le samedi soir. Il passait là plusieurs heures en pensant à Jean qui dans ses lettres lui racontait sa vie. Il croyait se rapprocher de lui en buvant la même bière. Sa mère lui ayant dit qu’il avait de la chance, il prenait parfois un billet de loterie et effectivement il gagna le gros lot.

De ce jour il cessa les soirées à Castelnau et décida d’acheter un tracteur. Il aurait pu choisir un Renault, dont le concessionnaire était un copain, ou bien un David Braun qui ont si bonne réputation mais il hésitait constamment regrettant le premier quand il était devant le second et inversement, incapable de choisir seul. Il se décida pour un Massey-Fergusson neuf de quarante-cinq chevaux, sur le conseil de Jean qui voyait chaque jour une machine de cette marque dans la ferme du « pied-noir » qu’il protégeait des rebelles. Comme il ne leur avait rien dit de son gain au jeu, les voisins et les amis furent surpris, parfois jaloux. Le premier compère s’appelant Masset, la logique populaire fit qu’on baptisa le second Fergusson. Avec le temps on finit par l’appeler Gugus puis tout simplement Gus et on oublia l’origine ou l’historique de ce surnom.

Après cet intermède militaire et « française des jeux », Jean retrouva son ascendant sur son copain dès son retour d’Algérie et la vie reprit comme si les « évènements » ne l’avaient pas interrompue. Elle s’écoula simplement, comme hélas bien souvent pour les petits agriculteurs, célibataires par défaut, usés, cassés par le travail, mais heureux et libres comme des seigneurs qui n’ont jamais eu ni toit ni maître dans l’exercice de leur si pénible mais noble métier. La noblesse a changé et ils ne le savent pas. Elle est dorénavant dans l’alignement des melons sous plastic ou dans la féerie des jets d’eau qui prennent leur source dans les lacs collinaires.

chasseEn cet après-midi de septembre deux mille trois, à l’ombre dans la maison de Gus les deux compères faisaient « quatre heures » en attendant le déclin du « Mahomet ». Les volets fermés à cause de la chaleur laissaient passer à travers leurs planches rongées par le mauvais temps et le Pic-Vert, assez de lumière pour éclairer la longue table recouverte d’une toile cirée tachée. Dans la partie la plus sombre et reculée de la pièce, la pendule par son tic-tac régulier assurait la continuité entre présent et passé. Bien des choses avaient changé depuis leurs vingt ans. Les parents étaient décédés leur laissant les bâtiments et les terres mais aussi tous ces petits travaux domestiques qui font la vie d’ une maison et qui sont souvent encore le domaine réservé et quotidien des femmes.

Restés célibataire, de renoncement en négligence, leurs maisons respectives étaient mal tenues et sales. Sur la table, à même la toile cirée, calée par deux pierres, un tonneau de vin évitait la fatigue des escaliers de la cave après la journée courbé dans les champs sous le soleil. Le jambon plié dans son drap douteux était lui aussi en permanence sur la table, à portée du grand couteau qui ne voyait pas souvent l’évier. Au plafond pendait un attrape-mouches indispensable à cause de la proximité de la grange dont les bêtes remuaient leurs chaînes en chassant les mouches dans de grands mouvements circulaires de cornes.

Pourtant certains agriculteurs dans les vallées du Lendou ou de la Barguelonne avaient suivi le progrès. Ils produisaient des melons ou des semences ce qui leur assurait de meilleurs revenus et leur avait permis d’accroître leur surface agricole utile.
Chez l’un comme chez l’autre de nos Compères, la vie semblait s’être arrêtée après le départ des Parents et se dégradait doucement depuis. Heureusement leur amitié était intacte et, ayant renoncé à pratiquement tout le reste, elle leur était devenue indispensable. Ils s’en nourrissaient chaque jour sans se soucier des voisins, qui les voyaient sombrer dans la marginalité sans trop chercher, à de rares exemptions prés, à leur tendre la main. Avant leur retraite, le maire avait obtenu un petit secours qu’ils refusèrent vexés d’être traités comme des indigents. Après la liquidation de celle-ci ils connurent une aisance dont ils ne soupçonnaient pas qu’elle put exister. Ils s’autorisèrent un voyage au Pas-de-la-Case en autocar, départ le matin retour le soir, paëlla comprise. Comprenant leur participation à cette sortie en commun comme le désir de rejoindre la communauté, le club du troisième age de la commune de S… leur proposa d’adhérer. Ils répondirent la même chose avec presque les mêmes mots, sans s’être concertés : « J’adhérerai à votre club quand je serai vieux. »

Pendant leur collation de « quatre heures » la conversation avait abordé encore une fois leurs deux sujets de prédilection qu’étaient, dans l’ordre, les Anglais et les dégâts causés par le gros gibier.

Les vieilles maisons paysannes sont depuis quelques années devenues à la mode et souvent rachetées par des sujets fortunés de sa gracieuse Majesté. Ainsi leurs fermes étaient cernées par un ballet incessant de voitures immatriculées GB. Ceci irritait Jean qui voyait dans cette invasion pacifique, la fin du pays qu’il l’aimait « tel qu’ il était avant ».

Après leur solide casse-croûte fait de soupe, chabrot, d’un reste de poulet froid et de jambon, le tout bien arrosé de rouge et ratafia, Jean s’avança sous le bolet de la terrasse et d’un regard circulaire reprit possession de son causse. Dans la grange la « Marquise », une blonde d’aquitaine fraîchement délivrée d’un veau qui faisait l’orgueil de Gus meuglait de façon pathétique en tirant sur sa chaîne. « Elle a soif elle aussi » dit-il en ajustant son béret. Le soir tombait et la fournaise se calmait comme à regret. Dans la lumière déclinante mais encore agressive, Jean aperçut une tache sombre au fond du champ de maïs, du côté de la maison de l’un de ses voisins anglais. Il jura et rattrapa Gus qui se dirigeait vers sa grange ou Marquise meuglait toujours.

– « Pas le temps dit-il, on verra après, allons chercher ton fusil : les sangliers dévastent le maïs. »

De retour dans la pénombre de la pièce, il débarrassa un coin de toile cirée qu’il essuya d’un revers de main et disposant la bouteille pour simuler le noyer, le couteau pour la haie d’aubépine et le verre pour la bête il expliqua à son soldat comment progresser vers l’objectif sans se faire voir, , … comme en Algérie. Puis décrochant le « manufrance » du grand père il introduisit deux chevrotines et tendit l’arme à Gus. Comme ils atteignaient le bas de l’escalier, le téléphone sonna :

– « Laisse tomber dit-il, il rappellera. »

Gus progressait le long de la haie tandis que Jean par une manœuvre tournante se disposait à rabattre le sanglier sur lui.

– « Gus, tu le vois ? »

– « Oui, je le tirerai quand je serai à hauteur du noyer. »

Jean se rapprocha de la bête dont il commençait à bien cerner les contours. Il le trouva très gros et s’en réjouit. Soudain son visage, illuminé par la boisson, se figea. Il fit quelques pas de plus et agitant ses grands bras comme les ailes du moulin de Boisse, en courant vers elle il cria plusieurs fois :

– « Halte feu, Halte au feu, … Milladiou, … C’est le bedel de la Marquise .»

Attaché à la haie par ce qui restait de la corde de cisal effilochée, mouillé comme un canard, ils trouvèrent le fugitif avec qui ils rentrèrent penauds et silencieux à la ferme.

Quand ils furent à nouveau attablés devant un verre de ratafia pour se remettre de leurs émotions, le téléphone sonna à nouveau. Gus se leva et décrocha. Il reconnut la voix de son voisin l’anglais :

– « Hello Monsieur Gus, votre viô, il est tombèè dans ma piscine. Je vous ai accroché à l’arbre, fond du champ. »

Il bredouilla un merci et raccrocha.

Dehors l’air devenait enfin respirable et les bêtes dans la grange appelaient pour les soins du soir.

Bernard DAVIDOU Juin 2004

Le voyage

par Philippe Desjeux
Extrait ...

Il avait été prévu de quitter le Val de Loire pour rejoindre le Quercy et de passer quelques jours dans la propriété dont Flavien avait hérité des ses parents dans le Lot.

Après Brive et Martel, après le passage de la Dordogne à Montvalent la route remonte sur le causse de Rocamadour, traversant des étendues caillouteuses, plus ou moins désertiques, parsemées de loin en loin de bouquets de genévriers autour desquels poussent seulement quelques herbes rares. Et puis, tout d’un seul coup, en arrivant à Alvignac, le paysage change. On quitte le causse pour rentrer dans la Limargue, cette bande de terre fertile et verte, qui s’étend au nord, de Rocamadour à Saint Céré, en passant par Padirac. La coupure d’avec le causse est très brusque, mais, néanmoins, les habitudes de vie, de l’un ou l’autre coté, ne diffèrent guère. Le sentiment d’appartenance à une région bien déterminée ne touche pas les autochtones. Pourtant les familles ne sont pas dispersées. Elles vivent depuis toujours dans les mêmes lieux, sur les mêmes terres, enracinées.

En fin d’après midi, après avoir traversé cette bande de terre fertile, ils arrivèrent de nouveau dans le causse, de l’autre coté de Gramat, à Lunegarde. C’est là que Flavien avait sa propriété, un manoir du XVIII ème siècle, carré, trapu, avec une cour intérieure marquée en son milieu par un puits à qui l’on avait gardé son caractère un peu vieillot.

La maison, couverte de lierre, dans le style des maisons quercynoises, au toit de tuiles vieillies, était flanquée à l’ouest d’une tour carrée, qui, sans doute jadis avait servi de pigeonnier, mais où une vaste chambre confortable avait été aménagée. La vue par les fenêtres qui donnaient sur le causse portait au loin jusqu’à la braunhie, cette forêt de petits chênes rabougris, dans laquelle les promeneurs non initiés pouvaient se perdre.
Cette maison, le manoir de Tartadelle, avait été la propriété des parents de Flavien après la guerre de 1914. Son père l’avait restaurée avec soins ; sa position en dehors du village de Lunegarde l’avait séduit. Isolée, sans maisons voisines que l’on pouvait voir, elle était entourée d’une trentaine d’hectares de cailloux et de landes, où seule, sur une petite colline, avait été plantée une vigne rabougrie, qui à l’époque de son acquisition donnait un mauvais vin, proche d’une amère piquette. Depuis, le travail, le savoir-faire de son père, lui avait permis en quelques années de produire un vin très buvable. La rentabilité qui couvrait les frais de cette propriété était assurée par un troupeau de moutons aux yeux noirs qui font la renommée des moutons du Quercy.

Flavien était né dans cette maison et gardait pour elle une très grande tendresse. Il y avait passé naturellement sa plus petite enfance, un peu en sauvageon courant dans les bois, libre de toutes contraintes, autres que d’être à la maison aux heures des repas, signalées un quart d’heure avant par une sonnerie de la cloche qui avait toujours eu un son particulier dû au fait qu’elle avait été fêlée un jour par le gel d’un hiver rigoureux. Et puis un second appel signalait qu’il fallait se mettre à table, les mains propres.
– Mon père, dit Flavien, avait sa place au milieu de la table, en face de la grande cheminée, au-dessus de laquelle, semblant comme vous narguer, était accrochée la tête d’un énorme sanglier aux défenses inquiétantes. Cette salle à manger a gardé le décor que j’ai toujours connu. Je n’ai rien changé, en partie pour conserver la tradition, en partie parce qu’elle me plait telle qu’elle est. Sur un corbeau de pierre est placée une statue ancienne d’une sainte dont la tradition disait qu’il s’agissait de Jeanne d’Arc, et sur lequel mon père avait fait graver la devise  » Ne t’hesbahit pas, mais prend tout en gré, Dieu t’aidera  »

Flavien avait fait préparer les chambres. Lui retrouvait la sienne en haut de la tour dont les fenêtres donnaient au sud et à l’ouest, d’où il avait une vue étendue sur la campagne et d’où, par temps clair, il pouvait voir jusqu’au château de Rocamadour. Pour Prisca il avait choisi la chambre que sa grand’mère avait occupée à la fin de sa vie. Mais il n’avait pas voulu la séparer de Tiphaine à qui il avait donné la chambre contiguë que ses sœurs avaient choisie au cours de leurs présences à Tartadelle …

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Le fantôme de Belcastel

A Roland et Marie-Pierre BAUDEL, en espérant que ceci les amusera et ne les empêchera pas de bien dormir dans leur belle maison de Belcastel bâtie sur l’emplacement du château, et peut-être du souterrain ...

Je suis né en 1170, dans le château que mes ancêtres avaient bâti sur le bord du causse de Cézac, au milieu de cette vallée qui tire son nom du lin qui y était cultivé et dont la générosité et le débit des sources comme la Canal, en permettaient l’industrie.
Notre vallée du lendou est magnifique, bien plus belle que sa riche et prétentieuse voisine de la barguelonne. Le matin le soleil l’envahit progressivement depuis Lhospitalet jusqu’à Lascabannes.

Il réveille dans sa progression toutes les bâtisses accrochées à ses flancs, Rigambert, Cabazac, La Tauche, Auzonne, Prat Mégiés, Trélafont, l’église de Cézac et enfin Belcastel, m’autorisant ainsi chaque matin, depuis plus de huit siècles que dure la malédiction qui a fait de moi un fantôme, à regagner le souterrain pour me reposer parmi les « tataragnes (1) » et les « mirguettes (2) » qui l’habitent.
Le soir, il assombrit Lascabanes, caresse Marot puis Clément qui lui fait face, s’attarde un peu plus longuement sur la façade est-ouest de Bonnac et éteint les hauteurs de Belcastel, me contraignant ainsi à une nouvelle nuit d’errance parmi les genièvriers les chênes et les « pétarelles (3) » de notre quercy blanc.

Vous n’ avez jamais vu mon suaire transparent ni senti le courant d’air glaçial qui m’accompagne car je ne veux pas effrayer le voyageur nocturne ou les enfants, mais dans la pluie ou le vent, les « ratopenados (4) » ou les « goupils (5) ) s’enfuient à mon approche.
Notre château a disparu, mais le souvenir de sa beauté se perpétue dans le nom actuel du lieu-dit de « Belcastel ».
Ma jeunesse, comme celle de ceux de ma condition, était insouciante et oisive, faite de courses folles à cheval sur le causse ou dans la vallée, de fêtes et de bals ou d’intrigues et rivalités entre les petits seigneurs du voisinage.

Rien ne me prédisposait au malheur avant ce jour où je rencontrai celle qui m’était destinée et que je n’aurais jamais dû quitter.
Rien ne me prédisposait non plus au bonheur qui en fût l’origine et que je n’avais peut-être pas mérité puisque je l’ai perdue.
Aussi longtemps que durera la malédiction qui me frappe, chaque nuit je serai condamné à errer dans ces bois et ces landes, dans le vent le froid ou la pluie, et je me souviendrai avec une émotion immense qui m’amène encore, huit siècles plus tard, au bord des larmes, de ce jour de printemps de notre première rencontre.

Le soir embaumait des parfums des fruitiers en fleurs. Je m’étais enivré de vitesse et mes compagnons, que j’avais distancés, avaient abandonné la course pour laisser souffler leur cheval, me laissant seul dans l’une des nombreuses combes qui, des deux côtés de la vallée, se terminent par une source qui grignote le calcaire du causse qui la surplombe. Je ne me souviens plus du nom de celle où je me trouvais, combe grande, de miquel ou leylou, qu’importe, seul m’est resté le souvenir de la fille qui devait occuper mes pensées et devenir ma seule raison d’être durant tout l’été qui a suivi.

Au premier regard, tout autre que moi aurait reconnu un des nombreux pèlerins de Saint Jacques qui, avec leur gourde, coquille et bâton traversent notre vallée pour reprendre leur route sur le causse de Boisse vers le sud et aurait passé son chemin après lui avoir donné une obole et fait le signe de la croix. Je ne vis que son visage et ses grands yeux mais le sort qu’ils me lancèrent fût tellement puissant qu’il opère encore. Pendant les six mois que dura ce printemps, plus rien ne compta, je perdis mes amis dont les courses vaines ou la conversation ne m’intéressaient plus, je ne vis mes parents qu’à l’occasion des repas irréguliers que la nécessité de mon âge et mon tempérament me contraignaient à prendre.
Je me désaltérais à la source de la combe où ma dame avait élu domicile et je dormais le plus souvent sous le couvert des grands chênes qui lui servaient de toit. Notre bonheur fût immense mais aveugle car, au cours de cet été 1189, l’histoire continuait sa marche.
Après la prise de Jérusalem deux ans auparavant par Saladin, le pape avait ordonné à notre roi et deux autres de la chrétienté de mener la troisième croisade (Philippe Auguste, Frédéric Barberousse, Richard Cœur de Lion) pour libérer les lieux saints, secourir l’orient chrétien contre l’envahisseur infidèle.

La guerre était la seule raison d’être de tous les jeunes de ma caste et la foi notre étendard.
Nous en parlions tous les jours, enfants nous y jouions, adolescents nous nous entraînions en rêvant de batailles, d’honneurs et de butin.
Notre éducation, notre conditionnement familial et social quotidien faisaient des jeunes nobles désargentés dont j’étais des martyrs en puissance pour qui mourir pour les lieux saints ou convertir des sarrasins au fil de l’épée avaient valeur de rédemption.
L’été était hélas fini mais je ne le savais pas encore. Dans l’enthousiasme de mes dix-neuf ans, avec mes compagnons, je décidai de me croiser et partir défendre le peuple de Dieu.

Mon Père, comme ses pairs du voisinage, s’endetta pour m’équiper et accepta de recevoir au château et veiller sur ma dulcinée jusqu’à mon retour. Après bien des pleurs et des serments, je partis pour l’Orient un matin de septembre me joindre à Godefroi de Bouillon.
Ma Mère m’embrassa, mon Père me bénit en me recommandant de faire honneur à notre lignée. Je vis la guerre et les Sarrasins, je fus au siège d’Acre en 1191 et nous prîmes la ville. Nous égorgeâmes beaucoup d’infidèles, des grands, des petits, des gras, des maigres, des courageux qui nous insultaient et se défendaient jusqu’à leur dernier souffle, des lâches qui nous suppliaient de les épargner en faisant le signe de la croix du Christ ou nous promettaient de l’argent ou des femmes.

Je ne fus ni plus ni moins cruel que mes compagnons, j’étais un soldat sûr de la justesse de notre cause : Tuer un infidèle ne pouvait que plaire à Dieu puisque le pape l’avait ordonné. Les sarrasins étaient aussi valeureux et cruels au combat que nous et leur mépris de la mort me fascinait: Comment peut-on être aussi fanatique alors qu’on est dans l’erreur ? Peu après, trahi par un guide sarrasin félon, je fus gravement blessé dans une embuscade et fait prisonnier. Laissé pour mort par mes geôliers avant qu’ils ne m’achèvent comme tous mes compagnons d’infortune, je dus de survivre quelques temps à la pitié d’une femme qui pansa sommairement mes plaies et me fit boire.

C’était une pauvre vieille qui vivait à l’écart des autres infidèles. Tout en la méprisant ils semblaient lui reconnaître certains pouvoirs et la redouter. Elle me faisait penser à ces folles qui existent dans nos villages et sont capable de guérir une brûlure en soufflant dessus ou voir l’avenir dans le vol d’un oiseau ou les lignes de la main.
Les soins, qu’elle me prodiguait sans répondre aux questions que j’essayais de lui poser avec les quelques mots que j’avais acquis de sa langue, me prolongèrent la vie de quelques jours et ses potions m’évitèrent de trop souffrir.
Un jour enfin elle parla: « Pourquoi as-tu quitté ta vallée et ta femme pour venir porter le malheur et le feu dans mon pays, Chrétien ? Sais-tu que tu as un fils qui commence à marcher? ». Après avoir réalisé pleinement le bonheur de savoir que j’étais père, j’essayais de répondre avec difficulté.

Malgré mes efforts pour lui expliquer notre religion et ma mission sacrée, elle ne dit plus rien ce jour-là et continua à laver mes plaies en silence.
Ce n’est que quelques jours plus tard qu’elle répondit « Chrétien, ton Dieu et le mien ne font qu’un. Il condamne la guerre et la cruauté. Les hommes se servent de la religion pour assouvir leur passion du pouvoir ou de l’argent. Comprends-tu cela Chrétien ? Ton pape à Rome est aussi mauvais que nos molhas ».

De jour en jour, malgré les soins de la vieille femme, je m’affaiblissais et ses onguents étaient impuissants à enrayer la mauvaise odeur que dégageaient mes plaies. Je sus que je ne reverrai plus le lendou ni Belcastel ni ma femme ni mon fils dans ce monde. Je me consolais cependant en pensant les retrouver dans le royaume de Dieu.
Quelques jours plus tard, un petit groupe d’infidèles vint dans la maison de la vieille femme. Après quelques chuchotements, il se fit un grand silence puis j’entendis la pauvre femme hurler d’un cri atroce et prolongé. M’étant approché pour lui porter secours, je vis, allongé sur le sol de la pièce, le corps d’un garçon de quinze ans environ. L’enfant était beau et son visage apaisé par la mort aurait pu donner l’impression de sourire, si l’on avait caché la large plaie sanglante du flanc gauche.

Je compris que les sarrasins venaient de lui apporter le corps de son fils, qui avait été victime de mes compagnons. A travers ses larmes, elle me vit et, le visage déformé par la douleur et la haine, elle me maudit : « Tu vas mourir, Chrétien, tu le sais comme moi, tes os resteront dans notre terre à jamais. Ton âme reviendra dans ta vallée mais sera condamnée à errer toutes les nuits tant que les chrétiens et les musulmans n’auront pas fait la paix ».
Depuis cette époque, et pour longtemps encore, si j’en juge par l’actualité, la malédiction de la vieille femme m’empêche de trouver le repos auprès des miens. Je continue cependant à espérer en Dieu car elle m’a appris que l’amour la tolérance et le pardon peuvent exister entre tous les hommes sur cette terre.

(1) tataragne = araignée en occitan. Le jus de tataragne pilée avec de la bave de « gropial » (crapaud), rentrait dans la fabrication de nombreux remèdes.
(2) mirguette = rat des champs, en occitan, qui habite les infractuosités, et donc les souterrains.
(3) pétarelles = genêts en occitan. A ne pas confondre avec les pimporelles, petites fleurs qui ne se montrent qu’aux amoureux, d’où l’expression de l’époque « aller aux pimporelles » qui peut être traduite par « aller aux fraises » en français contemporain.
(4) goupil = ancien nom commun du renard en vieux français.
(5) ratopenados = chauve-souris en occitan.

Bernard DAVIDOU Octobre 2001

 

La traite du soir

par Bernard Davidou

Les  » vacanciers  » de la maison voisine étaient arrivés depuis deux jours déjà et ils ne s’étaient pas encore rencontrés.
Côté estivants, les premières journées avaient été consacrées à décompresser et prendre possession de cette grande maison ancienne, louée meublée au vu des photos qui insistaient sur le  » barbecue  » et la salle de bain, mais ne disait rien du charme du  » bolet  » et de l’escalier avec ses grandes marches de pierre à l’ombre de la treille.

Côté autochtone ou agriculteurs de la ferme la plus proche, ces jours de juillet étaient occupés par les moissons et les foins que l’on rentre sous la menace des orages et qui, avec les soins aux bêtes deux fois par jour, font les jambes lourdes et les reins douloureux quand la famille se réunit le soir, tard, pour le dernier repas.

La conversation s’établit gauchement le troisième jour quand l’estivant prit le prétexte de s’enquérir du point de ravitaillement le plus proche. Par la suite il prit l’habitude de se fournir en produits frais auprès de ses voisins à qui il rendait visite à l’étable, au moment de la traite manuelle du soir. De jour en jour, ce contact avec l’étable, les bêtes, lui procurait de plus en plus de plaisir.
Il découvrait les vaches qui, dans un impressionnant mouvement de cornes, arrachaient le foin du râtelier fixé au mur, sous la trappe par laquelle l’agriculteur l’avait fait tomber de l’étage supérieur.

Il caressait les veaux qui tirant sur leur chaîne, appelaient leur mère dans l’attente impatiente de la tétée. Un soir il s’amusa du va et viens des hirondelles qui nichaient contre une poutre du plafond, parmi les toiles d’araignées, et il observa un moment leur manège. Il s’enivrait de l’odeur forte et chaude de la grange et lorsqu’il rentrait au gîte rural, sa femme exigeait qu’il se douche avant de passer à table.
C’est ainsi que l’employé parisien vanta les avantages de la vie au grand air, libre et responsable, proche de la nature. Il l’opposa au travail  » en miettes  » qu’il subissait dans l’enfer bruyant de la capitale.

Par pudeur il s’abstint d’évoquer la menace de restructuration dont son service était l’objet. Il s’enquit, avec tact, du prix du bétail, des céréales et des rapports que les terres pouvaient donner. Il laissait un long silence entre chaque question et son interlocuteur lui était reconnaissant de marquer ainsi l’importance et le respect que l’on doit à l’argent qui est si dur à gagner.
Plusieurs fois, l’homme de la terre voulut répondre et parler des commodités de la ville, de la certitude du salaire en fin de mois, des aléas de l’agriculture et de l’élevage, de l’augmentation du prix du carburant , bref de la régression constante du revenu agricole … mais son manque d’assurance dans les longues phrases et la surveillance des bêtes l’empêchaient de s’exprimer autrement que par des monosyllabes.

Désormais la rencontre des deux hommes, en fin de journée, dans l’étable, était devenue une habitude quotidienne. Ils avaient plaisir à se retrouver comme s’ils étaient amis depuis toujours. De jour en jour, la conversation de l’estivant se fit de plus en plus libre. Un soir il développa son rêve de retour à la terre, ses projets : des animaux, une petite maison avec une grande cheminée, un jardin, une chèvre, un âne …

L’agriculteur sourit et acquiesça par politesse. Il songea avec nostalgie à l’affiche sur le mur de la mairie, qui, lorsqu’il avait vingt ans, avait failli changer le cours de sa vie parce qu’elle vantait les avantages d’une carrière dans la gendarmerie …
Après avoir visité tout ce qui était répertorié dans le dépliant du syndicat d’initiative, vint le jour du retour vers la capitale.
Les deux amis trinquèrent aux vacances finies avec du ratafia, produit naturel par sa fabrication, dont une bouteille servit de cadeau souvenir.
On se dit au revoir après avoir échangé adresse et numéros de téléphone, au cas où l’agriculteur trouverait enfin cet automne le temps de faire la visite au salon de l’agriculture dont il avait envie depuis longtemps.

Lorsque la voiture eut disparu au bout du village, il regarda successivement les deux maisons fermées et celle de son voisin célibataire qui, avec la sienne, constituaient le hameau où il avait toujours vécu. Il se dit qu’il avait eu une belle vie. Il souhaita que, lorsqu’il ne serait plus là, quelqu’un vienne, une fois par an habiter sa maison.

Bernard DAVIDOU octobre 1987

La cazelle

par Bernard Davidou

Des amis de Calamane m’ont offert récemment un très beau livre sur ces bâtisses de pierres sèches que l’on rencontre partout dans nos campagnes, dont on admire la sobriété des lignes en leur harmonie avec la nature qui les entoure. Je l’ai lu avec beaucoup de plaisir et dans tous les sens. Je l’ai rangé dans ma bibliothèque et le reprendrai avec le même plaisir. Cette lecture m’a rappelé une très vieille histoire que ma Mère me racontait parmi tant d’autres quand j’étais petit.

François vivait au bourg dans ces temps lointains où l’homme n’avait pas encore inventé ce que l’on désigne par « le progrès ». Il avait passé l’âge des amours et sans être très vieux, désespérait ses parents par son célibat. A vingt ans François avait été un beau jeune homme, intelligent travailleur et sobre, mais un affreux bégaiement l’empêchait de dire, dans le bon ordre, aux filles du village les mots qu’elles aiment et il était resté seul.

Il s’accommodait très bien de ceci, partageant son temps entre sa terre et son étable. La première consistait essentiellement en une parcelle caillouteuse sur l’une des collines qui dominent le village. Sur une partie il avait planté une vigne et produisait dans ce qui restait les légumes et céréales nécessaires à la vie de sa maison.

Dans l’étable vivait son âne qui était son compagnon de travail et de solitude. Dans le village il avait de nombreux amis avec lesquels il se réunissait autour d’un bon repas chez l’un ou l’autre. Il y avait Patrice le jardinier capable de réussir à greffer un chêne truffier sur une canne à pèche, dont la femme venait du sud.

Patrick qui fabriquait des bougies et réparait les calhels et dont la femme était lisseuse de draps. Jean, dont le second prénom était Paul, le bailli de la paroisse, et sa femme qui devait sa guérison d’une longue maladie autant aux bons soins de la médecine de l’époque qu’à ceux de son mari,

Bernard l’écrivain qui ennuyait tout le monde, parce qu’il avait appris un peu de latin, avec des histoires qui dataient d’on ne savait plus quand et sa femme Francine, une sainte, qui faisait le cochon ou le canard selon la saison, mieux que personne dans la contrée. Il y avait enfin Daniel et Marie deux gentils étrangers immigrés qui avaient trouvé le village agréable et s’y étaient arrêtés en achetant une maison. Les années se succédaient sans que François éprouve le besoin de changer quoi que ce soit.

Elles ne se ressemblaient qu’en apparence seulement. François était économe et après chaque récolte vendue, il ajoutait quelques louis d’or dans la « toupine » qu’il cachait dans sa cave. Sans connaître l’importance de son trésor, ses voisins et amis se doutaient de l’existence du magot, mais il fallait bien une compensation à l’infirmité qui était cause du célibat et François avec ses difficultés à finir ses phrases faisait rire … alors on lui pardonnait d’être un peu avare.

Il en était une cependant que le trésor ne laissait pas indifférente et qui, bien que plus jeune, était prête à tout pour profiter des louis de François. La Jeanne était une belle fille, revenue récemment d’un voyage qu’elle avait entrepris en suivant un cheminot de passage à Calamane l’hiver précédent.

François n’aurait jamais osé songer à elle si la coquine ne l’avait enjôlé à force de services rendus à repriser des chaussettes ou tricoter des bonnets et des sourires à faire perdre son salut au plus vertueux des moines. Bref après six mois de siège de la belle, François se trouva contraint mais pas mécontent de « réparer » et se marier au plus vite.

Il y eut la fête, puis le repas et le bal dans la cour. Tous les amis étaient là, partagés entre le bonheur et l’inquiétude concernant l’avenir. Comme le veut la tradition lorsqu’un homme d’âge avancé marie une jeunesse, les garçons de l’âge de la mariée organisèrent un grand « charivari » et François mit un tonneau de ratafia en perce ce qui satisfit tout le monde dès les premières tournées.

La vie reprit à Calamane. Les ambitions en même temps que le caractère volage de la belle se confirmèrent et la mésentente s’installa très vite car François amoureux mais sensé ne voulut jamais dire où était son trésor qu’il continuait d’alimenter à chaque récolte. Lassé du comportement de sa femme et bien qu’il en ait eu un fils, François passait de plus en plus de temps dans sa vigne, travaillant sans cesse à remonter la terre ou entasser les pierres sur le « cayrou » qui grossissait en limite de parcelle.

Un jour sur les conseils de ses amis, il décida de s’y établir et entreprit pour cela de construire une cazelle. Il la situa dans la partie la plus haute de son champ, la porte orientée à l’est. Large de vingt pieds de diamètre sur douze de haut, toute en pierres sèches parfaitement jointives avec sa cheminée centrale elle suscitait l’admiration de tous et la compassion pour ses malheurs : « Voilà la gariotte de ce pauvre François » disait-on en passant dans le chemin du Mas Delleu.

On ajoutait souvent « heureusement qu’il a mis la porte du côté où le vent ne donne pas, sinon il n’aurait pas pu sortir par grand vent !». Ses deux seules joies étaient son fils qui venait le voir travailler et son magot qu’il avait caché dans le tas de pierres à côté de la porte.

Les années passèrent ainsi, François et la Jeanne chacun de leur côté jusqu’au jour où, pris d’un malaise, François fut rapporté mourant dans sa maison du bourg. Jeanne le soigna comme elle put et lui demanda à nouveau où étaient les louis.

Dans l’intérêt de son fils et sentant sa fin prochaine, paralysé partiellement, le malheureux bègue, avec ce qui lui restait de forces essaya d’articuler « O..oun !, .. O ..oun ! » en désignant du menton la cheminée qui lui faisait face et au-delà des murs, la colline sur laquelle se trouvait la cazelle. Mais la Jeanne ne comprit jamais et eut beau fouiller dans l’âtre sur le manteau et sous toutes les pierres branlantes qu’elle comportait, elle ne trouva rien.

Depuis quelques années, des maisons neuves sortent de terre en quelques jours sur notre commune, comme sur ses voisines proches de Cahors. Je repense à certains de nos anciens qui, au soir de leur vie me disaient : «mon pauvre garçon, dans vingt ans il n’y aura plus personne, je ne le verrai pas mais toi, hélas, tu verras tout en ruine et désert ».

Ils se sont bien trompés et je m’en réjouis. Par contre quand le descendant de François a voulu vendre à un candidat à la construction, la parcelle sur laquelle était la cazelle éboulée, il a, au préalable, enlevé lui-même le cayrou avec un bulldozer. Ceci semble prouver que ma Mère n’était pas la seule à connaître cette histoire.

Bernard DAVIDOU mars 2002

Une enfance Caillacoise

(La double citoyenneté)

Nos parents se marièrent en mille neuf cent quarante deux et se séparèrent douze ans plus tard. La mésentente régnait depuis longtemps déjà et les querelles continuèrent longtemps après, sous des formes différentes telles que lettres, commandements, etc …

Notre Père, blessé en Belgique le fût une seconde fois dans la poche de Dunkerque d’où il fût l’un des derniers évacués avant l’arrivée des allemands. Ancien combattant pensionné de guerre, il fût nommé en cinquante quatre  » receveur buraliste  » à Caillac.

Il avait obtenu après un concours cet  » emploi réservé  » qui, du paysan qu’il était avant, le transformait en commerçant contractuel de l’administration, chargé de vendre les produits du monopole de la SEITA et d’établir les titres de transport, les états des stocks de vins et alcools dans ce village. Il l’avait choisi alors qu’il aurait pu prendre le poste de Moncuq, plus important et mieux payé. Son choix avait deux raisons. Il restait proche de Calamane oû résidait notre Mère et nous pouvions ainsi aller de l’un à l’autre facilement à vélo. Enfin il comptait sur le temps libre que lui laisseraient des responsabilités moins importantes, pour continuer à mener une activité agricole dans cette vallée alluvionnaire plus riche que le causse.

Ma sœur et moi n’avions plus  » des parents «  comme les autres enfants de notre age mais un Père et une Mère, qui essayèrent chacun de son côté de recréer un nid dans lequel ils nous accueillaient, à tour de rôle, avec tout l’amour et la sécurité d’un foyer uni. Nous étions chanceux et nous eûmes deux fois plus que les autres. Nous eûmes aussi la double citoyenneté Caillacoise et Calamanaise et l’occasion de nous faire des copains que nous retrouvions lors des vacances scolaires.

Il y avait les petites vacances que constituaient toussaint, noël et paques. Elles étaient si courtes qu’elles ne nous laissaient que le temps de souffler et se refaire des forces avant d’attaquer le prochain trimestre.

Le mois de juillet nous ramenait de nos pensionnats cadurciens, toulousains ou figeacois et nous avions hâte de nous revoir. Nous nous rassemblions au bord du lot pour la baignade et nous décidions de l’endroit ou nous installerions, sur la berge droite de la rivière, un plongeoir qui deviendrait l’œuvre de l’été et notre bien commun. Lorsque ce choix était fait, nous nous répartissions les tâches et tout naturellement Guy prenait la direction des opérations :

– Bernard tu apporteras le marteau et les pointes.
– Dédé tu nous trouveras une scie et des pinces,
– Christian … René …Jacky …

Plusieurs fois, notre travail fut interrompu par l’arrivée courroucée de mon Père ou un autre, qui, après une sieste plus courte que prévu, cherchait son outil pour continuer son bricolage, à l’ombre de sa grange. Nous trouvions quelques planches réformées, un peu de fil de fer et une semaine plus tard, en quelques après-midi, le travail était presque terminé, jamais totalement fini, du moins pouvions nous utiliser le plongeoir qui avançait sur la rivière à un endroit ou la profondeur de l’eau permettait nos prouesses acrobatiques !

En fait d’exploits, je parle surtout des autres. J’avais appris à nager tardivement avec mon Père qui par sécurité m’attachait à la cheville avec les  » rennes  » du mulet pour me permettre de m’exercer à la cale. Encore une fois, Guy était le meilleur et ses plongeons laissaient les filles les yeux ronds et rêveurs… Comme dans toutes les bandes de jeunes il y avait des filles autochtones et d’autres, exogènes, à l’accent pointu. On les appelait  » les vacancières «  ou  » les Parisiennes «  avant de connaître leur prénom. Il y avait deux catégories de vacancières qui par trois vagues successives, juillet, août et septembre, habitaient notre village.

Les  » vacancières de chez NADAL « , résidaient avec leurs parents en pension chez Fernand et Sylvaine qui tenaient l’hôtel restaurant qui existe toujours. Je me souviens de la surprise de Sylvaine la première fois qu’en début de mois elle servit l’apéritif à quelques jeunes de la commune dont l’objectif n’était pas éthylique mais de voir les nouvelles arrivées…

Il y avait enfin les vacancières logées chez l’habitant qui, aidé par des primes conséquentes, avait restauré un appartement indépendant dans sa maison (comme mon Père) ou une bâtisse inoccupée. Les papas de ces demoiselles allaient à la pèche toute la journée. Les mamans tricotaient ou papotaient à l’ombre devant la fontaine sous la garde attentionnée de Sylvaine, et, souvent les filles rejoignaient notre bande ou des amourettes ne tardaient pas à éclore.

Mon Père, était une force de la nature. Sanguin, torse nu tout l’été, toujours souriant et actif, il a gardé plus de vingt ans un mulet avec lequel il travaillait quelques lopins de terre et sa vigne. Il vendait du vin, des fraises, des haricots et d’autres légumes. Il engraissait parfois quelques animaux, pour un petit bénéfice et le fumier nécessaire à ses cultures. Pour eux il allait faucher  » ses prés longs « . Il appelait ainsi les banquettes des routes qu’il rasait de très prés avec sa grande faux qu’il m’a appris à piquer et utiliser.

Une année, il conclut avec Fernand NADAL un contrat qui lui permettait de récupérer, chaque jour, les restes du restaurant avec lesquels il élevait trois ou quatre porcs dont il partageait le bénéfice avec ce dernier. Chaque soir nous allions récupérer les fonds de plats ou assiettes que les clients avaient dédaignés ou pas pu achever (le restaurant avait très bonne réputation) et que les serveurs vidaient dans une grande poubelle.

Les affaires marchaient très bien et je revois encore mon Père fier de ses bêtes et de leurs progrès, leur parlant comme à des enfants, à qui il autorisait tous les soirs une récréation dans la cour fermée de sa maison. Un matin cependant les porcs refusèrent de se lever et avaient perdu cet appétit qui faisait la joie de leur maître. Nous eûmes peur d’une épidémie foudroyante et étions prêts à demander le secours du vétérinaire lorsque, fouillant avec un bâton dans la poubelle à nourriture, mon Père trouva tous les babas au rhum que Sylvaine avait préparés le jour précédent pour un groupe de clients qui s’était décommandé au dernier moment. Après avoir bien ri de les voir dans cet état, nous laissâmes nos porcs jeûner et attendre le changement de menu. Avec les revenus de ses diverses activités, prenant prétexte de ma réussite au bac, il m’acheta une barque neuve.

A cette époque, le Lot était poissonneux. L’été les vacanciers avaient chacun leur  » trou « . On appelait ainsi un coin de berge que le pécheur aménageait en coupant les branches gênantes, en égalisant la terre au-dessus du niveau de l’eau de façon à pouvoir installer confortablement ses cannes et poser son siège pliant. Fernand NADAL qui, comme sa Sylvaine avait le sens commercial, en entretenait plusieurs qu’il réservait d’une année à l’autre à ses meilleurs et fidèles pensionnaires.

Fascinés par la rivière, les  » caussenards «  que nous étions étaient friands de ses produits. Mon père tenta plusieurs fois d’aller pécher avec une mouche qu’il faisait danser au bout de son bambou, depuis la barque. Après avoir laissé quelques hameçons dans les branches basses des arbres qui retombaient sur l’eau, il décida qu’il n’était pas fait pour cette activité et abandonna. Avec Guy nous avons essayé de braconner des écrevisses dans le ruisseau ou des anguilles dans le lot, qui en comportait encore quelques-unes. Pour cela je laissais faisander une tête de mouton dans un coin de la grange de mon Père. Quand elle était bien grouillante d’asticots et odorante, nous nous en servions comme appât dans des nasses ou des balances.

Le succès tardant à venir et mon Père ayant trouvé un moyen de nous approvisionner en poisson frais, j’abandonnais très vite. Les vacanciers qui allaient prendre leur quart à surveiller leur bouchon passaient devant notre maison quatre fois par jour. Ils s’approvisionnaient en gauloises, gitanes ou tabac gris et nous faisions connaissance. Comme ils ne pouvaient pas consommer les poissons qu’ils attrapaient, ils nous les laissaient et nous nous régalions de carpes arc-en-ciel ou autre menu fretin plein d’arêtes mais à la chair savoureuse et ferme.

Mon père avait beaucoup d’amis dans la commune. Le plus pittoresque était Antonin qui arrivait en criant  » Minonoum Davidou !  » et dont on percevait l’odeur fauve dés qu’il s’approchait à moins de trois mètres. Il jouait de la clarinette et avait eu, dans sa jeunesse un certain succès en animant seul des bals interdits pendant la guerre ou des mariages. Il travaillait comme journalier chez ceux qui le demandaient, … beaucoup au printemps et en été un peu en automne, rarement en hiver, saison au cours de laquelle il avait souvent faim et froid dans sa maison dont le toit laissait voir un trou parmi les tuiles rouges. Lui ayant demandé s’il ne pleuvait pas sur son lit, il me répondit qu’il l’avait poussé dans un coin de la pièce encore protégé par ce qui restait du toit.

Parfois, à la mauvaise saison mon Père avait pitié de lui et l’invitait à partager son repas. Antonin s’asseyait devant son couvert prenait l’assiette à soupe entre ses doigts sales et la reniflait avec bruit. Invariablement il décrétait « cô put lou fresqun ! «  et d’un geste ample et circulaire de son coude il l’essuyait avec le revers de sa veste. Il était toujours de bonne humeur et colportait les nouvelles de chez l’un chez l’autre sans trop de discernement.

Parce qu’il avait dit des choses qui ne plaisaient pas au Père Boussac, celui-çi l’avait menacé de faire tomber le rocher qui, quelques mètres plus haut, dominait sa maison. Antonin, qui était craintif, avait passé quelques nuits seul dans les coteaux avec sa clarinette et une bougie qui clignotait le soir tandis que parvenait la mélodie de quelque chanson démodée. Lorsqu’il eut soixante cinq ans il eut droit à une petite pension, partie de retraite ou fonds national de solidarité, qui lui permit de s’acheter un poste à transistor et de vivre enfin les plus belles et dernières années de sa vie.

Parmi les amis de mon Père il y avait aussi Mme et M. Montet. Ils s’échangeaient des services et tous les ans pour la fête de Caillac, qui avait lieu le premier dimanche après le quinze août, Mme Montet nous faisait un massepain, gâteau dont la tradition s’est perdue dans notre quercy. Ce jour là malgré la chaleur de l’été, mon Père allumait le four de la cuisinière pour cuire le rôti qui lui permettrait de recevoir la famille de son frère et celle de sa sœur. Je me souviens d’un été ou, bien qu’il n’ait pas fait anormalement chaud, les mouches avaient envahi la maison, malgré les pulvérisations de  » Fly-tox «  et les serpentins collants.

En ouvrant son four pour le nettoyer en prévision du rôti à cuire, mon Père eut la désagréable surprise d’y trouver … une tête de mouton qui datait de mes aventures piscicoles de juillet.

Les fêtes constituaient la seule occasion de nous divertir et de sortir car il n’y avait ni télévision ni boite de nuit. Leur cycle était immuable d’une année à l’autre : Il commençait par celles de Laroque des arcs ou Pradines et se terminait par celle de Luzech le huit septembre. Pour les amateurs il y avait, dans un genre plus authentique et sylvestre, la foire du Dégagnazes qui a lieu le neuf septembre.

Nous nous y retrouvions le samedi soir, le dimanche en matinée et soirée. Les plus acharnés ou amoureux, sortaient aussi le lundi soir. Nous avions des mobylettes bleues et je garde la nostalgie des longues chevauchées en compagnie de mon grand copain Dédé, des pannes dans la campagne obscure, lorsqu’il fallait remettre la chaîne en place pour achever d’arriver au bal ou … siphonner du mélange dans un réservoir ami pour pouvoir revenir chez nous à trois heures du lundi matin. Dédé nous a quitté bien trop tôt hélas.

Le  » point d’orgue  » de nos vacances se situait lors de la fête de Caillac qui avait lieu, comme je l’ai déjà dit, au milieu de celles-ci. Tous les jeunes savaient danser et dés les premières mesures de l’accordéon ou du saxophone, les garçons invitaient leur cavalières que parfois ils arrachaient à la garde de la maman. Lorsque l’on avait fait connaissance, le garçon proposait une promenade hors de la lumières gênante des lampions. Chacun avait son  » truc « , plus ou moins original ou attractif. J’en connais un , dont par charité (bien ordonnée …) je tairai le prénom, qui proposait une promenade en barque sur le Lot.

Les adultes que nous sommes devenus pourraient penser que ce  » truc « , qui avouons le, sentait fortement la préméditation, était voué à l’échec. L’aspect romantique de la proposition, l’emportait largement sur toute autre considération et, même les soirs de fête sans lune, le  » truc « , (qui ne faisait pas  » crac, boum hue «  comme celui de Dutronc) lui permettait de beaux succès auprès de caussenardes qui rêvaient de Venise et son grand canal ou de parisiennes libérées par l’ambiance des vacances.

Un dimanche soir de fêtes cependant, l’aventure faillit tourner au drame. La barque, mal calfeutrée prenait l’eau et la Juliette se rappelant à temps qu’elle ne savait pas nager exigea un retour précoce et peu glorieux pour son Roméo d’un soir qui en garde un souvenir fait plus de regrets que de frayeurs.

Le lundi de la fête était plus calme. L’après-midi avait lieu la traditionnelle course au canard sur le lot et après la fin du bal, vers les trois heures du mardi matin, Sylvaine servait le réveillon aux jeunes du comité. Les deux événements étaient liés, comme on va le voir.

Lors de mes vingt ans j’étais  » conscrit  » et donc membre de droit du comité des fêtes ou je retrouvais toute la bande de garçon et filles. Monsieur Singlande, seul adulte parmi nous, représentait, avec discrétion, la caution du conseil municipal. Sylvaine nous avait promis de nous préparer le traditionnel réveillon à condition que nous lui fournissions trois canards. Il fut assez facile de trouver auprès des Caillacois et nos familles cinq canards que nous devions lâcher lors de la course aux canards. Nous pensions récupérer facilement au moins les trois nécessaires à notre réveillon.

Quand nous apprîmes le lundi matin que les jeunes de Douelle avaient décidé de venir tenter leur chance l’après-midi, Guy décréta l’état d’urgence. A deux heures il semblait plus confiant mais ne voulait rien dire de plus que  » laissez moi faire ».

A cinq heures, sur la berge de la cale, la musique chauffait une foule de spectateurs insouciants qui nous applaudirent lorsque nous arrivâmes, derrière notre chef portant nos cinq volatiles qui semblaient bien décidés à éviter le réveillon. Voyant que nos voisins, en tenue de bain, s’apprêtaient nous disputer celui-ci, Guy, notre meilleur espoir au crawl, dit avec gravité :
– La situation est grave, faites pour le mieux, c’est moi qui lancerai les canards à l’eau quand j’atteindrai le milieu du lot avec la barque.

Stupéfaits de voir leur meilleur espoir renoncer à concourir, les Caillacois firent silence. Alors qu’il arrivait à une petite moitié de la largeur de la rivière, Guy posa les rames, détacha le premier canard et après avoir discrètement cogné la tète du volatile sur le fond de la barque il le lança vers l’un des nôtres qui s’empressa de l’attraper, avant qu’il ne coule comme un caillou, sous les applaudissements de la foule et les coups de cymbale des musiciens. Il en alla de même du second et des murmures commençaient enfler du côté de nos voisins. Le troisième canard me tomba dans les bras et j’eu l’adresse de lui éviter la noyade.

Après quoi, fier de la mission accomplie et en grand seigneur il détacha lentement les pattes du quatrième palmipède qu’il jeta, bien vivant, au milieu de la rivière après un baiser d’adieu sur la tète. Il y eut du spectacle et de l’imprévu car personne ne se doutait que le bestiau était capable d’établir des records d’apnée. Se débattant en laissant quelques plumes dans les mains avides des nageurs qui croyaient le tenir, il virait à quatre-vingt-dix degrés, plongeait et restait un long moment sous la surface tandis que nos concurrents se demandaient, pendant d’interminables secondes, quelle sorcellerie le faisait disparaître à droite alors qu’il réapparaissait en caquetant et battant furieusement des ailes à gauche de la barque.

Bref, il réussit à gagner les joncs de la berge et fut perdu pour tout le monde. La musique joua  » de profoundis «  et Guy lança le dernier canard devant un jeune de Douelle qui eut tôt fait de l’attraper sous des salves d’applaudissements, dont une partie seulement lui étaient destinés. L’honneur était sauf et Sylvaine, dont la buvette avait beaucoup travaillé cette année, nous prépara un bon réveillon.

Il n’y a plus de course au canard à Caillac, et la vie a dispersés la plupart de nous, André nous a quittés, mon Père repose dans le champ de Mr Pévré qui est devenu le nouveau cimetière ou tous ses amis l’ont accompagné une dernière fois en quatre vingt seize. A côté de sa maison de marbre se trouve celle des Montet. Lorsque je vais lui faire une visite, je pense que les vivants qui l’ont connu ont une pensée pour lui quand ils vont se recueillir auprès des leurs. Il est entouré des champs qu’il a travaillés et il surveille sa vigne qui est à quelques mètres de son caveau.

Je sais aussi que ceux qui ont fait leur vie hors de Caillac, Gervais, Nicole, Jean-Pierre, Guy, Jean, Suzy,… sont propriétaires, dans ce village, de souvenirs qui leur donnent droit, comme moi, à une double citoyenneté.

Bernard DAVIDOU
réécrit en 02/2005

(premier texte en 96  » La double citoyenneté « ).

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