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Le Noël du petit roumain

Personne ne peut rester insensible à la vue de la misère. Il y a dans chaque être humain une tendance naturelle à la solidarité qui nous différencie des animaux. Néanmoins elle existe encore et s’amplifie avec la crise que connaît notre monde globalisé, depuis la fin des trente glorieuses.

Certains avancent des solutions économiques, d’autres proposent des programmes politiques, …

 » Mouna « , célèbre clochard lettré et farfelu du quartier Saint-Germain en 1968 proposait l’extinction du paupérisme après dix-huit heures chaque soir. Avec le projet de prolonger le boulevard saint-Michel jusqu’à Deauville, il avait constitué un programme électoral ambitieux mais sa carrière politique se termina peu après les événements de cette année-là. Dans les grandes villes elle est parfois spectacle.

J’ai vécu les cinq dernières années du siècle précédent à Paris ou je travaillais et je rejoignais ma famille dans le sud-ouest toutes les fins de semaine.

Je me souviens de ce vendredi soir, dans le métro qui me ramenait vers Orly, un homme s’est mis à parler au milieu du wagon. Il dit qu’il était sorti depuis peu de prison, après une horrible erreur judiciaire. Il avait contracté le sida et avait faim. Il suppliait les voyageurs de lui donner un peu d’argent, à défaut il accepterait un sandwich, un ticket restaurant ou bien un fruit. Intrigué par cette franchise, je regardais l’effet qu’elle produisait sur les voyageurs. Quelques rares vielles femmes lui glissèrent une pièce. Certains, qui voulaient ignorer l’homme, détournaient leur regard avec gêne. Les autres regardaient à travers lui, comme s’il était transparent.

N’ayant pas eu le temps d’en retirer je n’avais pas d’argent sur moi. Comme tous les vendredi, j’avais déjeuné très vite afin de finir ma semaine au plus tôt et avais gardé une pomme qui grossissait la poche de mon manteau. Je la lui tendis et il me remercia fort civilement. Quelques stations plus loin, je le revis qui sortait du wagon: Il avait encore ma pomme à la main et la laissa tomber avec dédain entre le marchepied du train et le quai.

En courant pour  » attraper  » la rame d’ « 0rly-Val », je me promis de faire preuve, à l’avenir, de plus de discernement dans mes futurs élans de générosité.

Après avoir réfléchi à cette question, je résolus de la régler définitivement en choisissant, sur mes trajets les plus fréquents dans la capitale, quelques mendiants auxquels je donnerai mon obole chaque semaine.

Il m’attendait sous un feu rouge, dans le quartier du  » point du jour « , dans l’ouest de Paris, que je traversais chaque fois que je revenais de  » la défense  » ou est située la plus grande concentration de sièges sociaux de sociétés du pays et mon bureau de la rue de Lyon.

Alors que je ralentissais pour respecter le feu tricolore avant de prendre la voie sur berge, je fus surpris par une silhouette qui me rappelait mon fils cadet. M’étant arrêté à sa hauteur, je me réveillais de ma rêverie face à un gamin au corps d’adolescent, surmonté d’une tête d’adulte qui me tendait la main en répétant plusieurs fois la même supplique:

– S’il te plait Monsieur, une pièce … pour manger. … S’il te plait Monsieur ….

Après avoir satisfait sa demande avec une pièce de dix francs, je le regardais avec attention. Je reconnus une allure quand il se déplaçait d’un véhicule à l’autre, une attitude quand il était immobile, main tendue, penché vers la portière d’un véhicule, qui avaient attiré mon attention en arrivant à sa hauteur.

J’avais lu en prenant mon café que plusieurs bandes organisées d’enfants roumains avaient envahi les trottoirs de la capitale pour y mendier. Ces équipes étaient encadrées, disait le journaliste du  » Parisien Libéré « , par des adultes provenant du même village que les enfants, qui leur apprenaient les trois mots nécessaires au travail attendu et qui les plaçaient aux endroits ou les voitures ralentissent.

Parce qu’il était brun avec des cheveux noirs et qu’il roulait les  » r  » j’en déduis qu’il en faisait partie.
Je décidais sur le champ de l’ajouter à mes pauvres. Dorénavant je m’arrêtais au moins une fois chaque semaine à sa hauteur et inlassablement il me répétait la même supplique :

– S’il te plait Monsieur, une pièce … pour manger. … S’il te plait Monsieur …

J’essayais, quand la durée du feu le permettait, une banalité à propos du temps ou des fêtes qui approchaient … Sans un sourire, comme s’il ne me voyait pas et pressé de passer à la voiture suivante, il attendait ma pièce jaune à laquelle il répondait par un bref  » M..errr.. ci « .

Une fois pourtant je réussis à le faire sourire en lui disant  » Business is business ! »(1). Il connaissait un peu d’anglais et répondit :

– As usual, Sir ! No more ! (2).

Nous avions chacun nos préoccupations et notre stress. Un soir, il me rendit la pièce de vingt centimes que, voulant aller vite et bien involontairement, je lui avais donné à la place de celle de dix francs dont il avait l’habitude. Il protestait :

– Trompé, pas bon, pas bon … Monsieur,

Ceux qui ont connu ces pièces, me trouveront des circonstances atténuantes car, de même couleur jaune et même diamètre, elles ne différaient que par le poids … et la valeur. Je réparais volontiers très vite mon erreur et lui laissais, grand seigneur, les deux pièces. Le feu était vert déjà et je démarrais dans un concert de klaxons impatients. Les parisiens au volant sont comme cela. La seconde fois que je commis la même erreur, je me dis que les vacances de Noël qui approchaient me feraient le plus grand bien.

La troisième fois je commençais à me demander si mon petit Roumain ne me prenait pas pour un cave et me promis de suivre attentivement ses gestes à l’avenir. Je le suspectais de subtiliser la pièce de dix francs et faire apparaître une pièce de vingt centimes que son client devait lui rendre dans un élan supplémentaire de générosité, après avoir réparé l’erreur.

Lors de mes prochains passages, le cérémonial se déroula invariable. Le gamin, dont je fixais les doigts avec attention comprit-il ma résolution de le confondre, ou bien était-il de bonne foi et avais-je, par distraction, confondu les pièces ? Après l’avoir contrôlée, il enfouissait sa pièce de dix francs dans la poche de son maigre blouson sale et courait à la voiture suivante.

Je le revis plusieurs fois, dans le froid, parfois sous la pluie, sans que notre communication s’améliore ou que je refasse l’erreur qui m’avait conduit à le suspecter de cette amusante substitution.

Les vacances de Noël tant attendues et nécessaires arrivèrent enfin. En approchant du feu je ralentis pour attendre qu’il devienne rouge, me donnant ainsi le temps de lui donner mon obole. Arrivé à sa hauteur je lui souhaitais un bon Noël mais son visage resta lisse et inexpressif alors qu’il répétait comme d’habitude la formule apprise par cœur :

– S’il te plait Monsieur, une pièce … pour manger. … S’il te plait Monsieur …

C’était Noël, je partais en vacances et donc je ne le reverrai pas la semaine suivante, je pris deux fois dix francs dans le vide poche ouvert entre le tableau de bord et le levier de vitesse de la Mégane-Scénic que la société qui m’employait avait mise à ma disposition et les lui tendis.

Il avait suivi mes gestes avec attention et je l’avais vu regarder la monnaie dans le vide-poche avec envie. Il contempla mon aumône un petit moment. Comme le feu virait au vert, il parut glisser légèrement alors que j’enclenchais la première et son coude heurta la montant de ma portière … laissant échapper dans ma voiture les deux pièces de dix francs que je venais de lui remettre.

– Tombé, Monsieur, … donne une autre, … vite ….

Il me montrait sa main ouverte et vide en fermant et ouvrant les doigts pour en rétablir la circulation sanguine. Les parisiens derrière nous menaient un raffut assourdissant et des injures diverses commençaient à fleurir de tous les côtés. Je remis à plus tard de rechercher mes vingt francs sur le tapis de la voiture, attrapais une poignée de monnaie comprenant deux autres pièces de dix francs et les lui tendis en démarrant. Je vis dans mon rétroviseur le magnifique sourire qui éclaira enfin son visage alors qu’il soupesait le contenu de sa paume.

C’était Noël.

– Merry Christmas Sir ! (3)

Dit-il alors que je m’éloignais.

Lorsque, après les vacances de fin d’année j’eus regagné la capitale en début janvier, j’entrepris de nettoyer l’intérieur de ma voiture. J’avais un peu oublié mon petit roumain mais je pensais immédiatement à lui lorsque, en passant l’aspirateur, je retrouvais, sous le tapis de sol, côté conducteur,

…… deux pièces de vingt centimes luisantes comme si elles étaient neuves.

Bernard DAVIDOU Noël 2005

(1) Les affaires sont les affaires.
(2) Comme d’habitude, Monsieur. Pas plus.
(3) Joyeux Noël, Monsieur.

Les champignons de Léon le « Tamalou »

Un enfant du village ?

Marc, le fils de l’Antoinette, était, selon l’expression usuelle  » du village  » et personne ne lui contestait cette appartenance. Né après la guerre, ses parents l’avaient envoyé contre son gré faire des études à Toulouse. Il était devenu un citadin qui vivait toute la semaine dans cette ville ou il exerçait un métier d’ingénieur correctement payé. Adulte il reconnaissait leur mérite car, par leur fermeté mais aussi leur sacrifice, ils lui avaient permis d’accéder à ce statut.

Il avait conservé cependant un profond attachement à la terre et à son village dont il avait été frustré durant sa jeunesse. Pour ces raisons et aussi par égard pour ses parents devenus vieux, il y avait restauré, dés les débuts de sa vie professionnelle, une maison qu’il rejoignait avec sa famille toutes les fins de semaine. Néanmoins, ses voisins au village, tout en lui gardant amitié et parfois un peu d’envie pour sa relative réussite, manifestaient une certaine distance. Il était devenu un autre et elle se traduisait par des détails de comportement comme le fait de refuser de parler patois avec lui ou d’éviter en sa présence certains sujets qui concernaient la vie de la communauté.

Les champignons sont sortis.

Depuis quelques jours les premiers champignons avaient fait leur apparition au marché de Cahors. Dans les villages de Boissières, Calamane, Nuzéjouls, Uzech et alentours le bruit courait, en ce début juin, les amis ne se saluaient plus que par  » ils sont sortis, irez-vous ? « .

Le père Léon, comme tous les ans, avait anticipé la rumeur et commencé une abondante cueillette dés le mercredi matin, premier jour de la vieille lune. Aussi en ce samedi décida-t-il d’aller à nouveau parcourir les bois de châtaigniers, avec sa canne et son panier mais sans conviction. Agriculteur-retraité depuis peu il était libre de son temps.

Il aimait marcher en prenant le temps de retrouver les champs, les bois ou les prés quelle que soit la saison. En fait, il aimait la terre, sa terre et s’émerveillait de ses différentes transformations d’une saison à l’autre ou au cours des années. Quand il était plus jeune, il aimait la fouler pieds nus ou s’y étendre pour la sieste l’été, ce qui désespérait sa femme qui redoutait un refroidissement.

Tout en marchant il évoqua un moment son souvenir, la seule grande aventure de sa vie: Il regretta de s’être décidé à lui  » parler  » alors qu’ils étaient déjà trop vieux pour avoir des enfants. Lors de sa disparition brutale, elle l’avait laissé seul avec un chat commun auquel il n’avait jamais fait attention de son vivant. Il s’y était attaché depuis comme un rescapé s’accroche à un objet qui lui rappelle une catastrophe, un désastre.

Depuis son veuvage, il y a quelques années, ces pensées lui revenaient souvent et il les chassait avec un mouvement d’humeur que trahissait une ombre fugitive passant sur son visage.

Léon rencontre Marc.

Il avançait dans le bois sans chercher, écoutant et respirant pour le plaisir. Au-dessus de sa tête, un chêne, couché par la dernière tempête, étreignait son voisin et le vent qui agitait les cimes le faisait gémir d’une plainte presque humaine. Attentif à ne rien déranger au sol des herbes ou des ronces, il évitait de marcher sur la terre meuble ou fraîche, là où les taupes viennent respirer par exemple, afin que rien ne trahisse son passage et sa destination vers ses  » coins « . Il était jaloux de ceux-ci et s’immobilisait chaque fois qu’il voyait venir vers lui un autre cueilleur, le laissant passer en se dissimulant derrière un arbre. La première fois qu’il vit Marc, la colère l’envahit une fois de plus contre ces étrangers qui n’ont aucun droit de cueillette et ne respectent pas la propriété privée.

Il l’observa un moment cherchant à le reconnaître sans y parvenir. Visiblement le jeune homme ne connaissait rien aux champignons et comme, de mémoire d’homme, au village, on n’avait jamais rien trouvé là où il cherchait, il le jugea inoffensif. Calmé, il l’observa avec amusement et le vit fouiller sous les fougères qu’il écartait avec précaution du bout de son bâton. Son sourire condescendant se figea lorsqu’il le vit se baisser et ramasser ce qui lui parût être un petit cèpe brun et luisant au chapeau rond et frais.

Ne pouvant résister à la curiosité, il s’approcha sans précaution, faisant semblant de chercher lui aussi. Arrivé à proximité il le salua en cherchant à voir le contenu de son panier. Dans celui-ci il reconnut une petite bouteille de bière vide et maculée de la terre fraîche d’où Marc l’avait extraite.  » C’est là toute votre récolte ?  » s’enquit-il mi-amusé mi-narquois. Le jeune homme reconnut effectivement que c’était bien là tout ce qu’il avait trouvé mais que ce faisant, il voulait contribuer à l’écologie de la planète. En le félicitant Léon se dit que tant que les girolles ou les cèpes ne clignoteraient pas comme l’ambulance, cet écologiste ne ferait pas de mal à ses champignons. Soudain à force de le dévisager, il sût qui il était tant les traits du jeune homme lui rappelaient Antoinette.

Léon commence à délirer « grave ».

L’été qui suivit passa sans que Léon rencontre Marc au village. Ce dernier avait profité de ses congés dans un de ces lieux ou les citadins ont l’habitude de se retrouver et s’entasser. Depuis cette première rencontre, les pensées de Léon revenaient souvent vers sa jeunesse, la bande de copains des années soixante, il évoquait avec plaisir Antoinette qu’il avait courtisé un été, les autres dont la vie avait dispersé la plupart. Il aimait retrouver dans son souvenir leurs visages. A l’occasion des rencontres au village ou à Cahors, il cherchait à savoir ce qu’ils étaient devenus, s’ils avaient des enfants.

Les cèpes d’automne ramenèrent Léon à ses promenades sylvestres. Il retrouvait les arbres, les odeurs et en jouissait comme s’ils étaient sa propriété exclusive. Il avançait, remuant ses souvenirs lentement, prenant plaisir à les revivre intensément, dans tous les détails, comme un scénariste fait quand il veut réaliser un film. C’est brutalement qu’un matin l’idée s’imposa à lui comme une certitude. Il se mit fébrilement à compter les années depuis cet été ou il avait tellement dansé avec Antoinette que tout le village s’attendait à les marier.

Il fouilla dans sa mémoire le visage de Marc se demandant comment reconnaître son age dans ce souvenir. Il regrettait de l’avoir considéré avec distance et de s’être moqué, de lui avoir fait de la peine peut-être. Il éprouva le besoin de le rencontrer à nouveau. Constamment ses pensées revenaient vers celui qu’il n’appelait plus que  » le petit  » avec une tendresse quasi paternelle.

Tout dans le présent était prétexte à exhumer un souvenir en essayant de refaire l’histoire de sa vie qui tournait en boucle dans sa pauvre tête d’homme seul face à la vieillesse : Le train de Paris qui, après le viaduc de Calamane, s’engouffrait dans le tunnel de Nuzéjouls, dont il attendait auparavant avec amusement le long sanglot étouffé d’agonie, lui rappelait à présent son départ pour Marseille vers l’Algérie et les adieux d’Antoinette sur le quai de Cahors. Le cri de victoire, qu’il poussait en débouchant sur la vallée de Saint-Denis, le ramenait au présent jusqu’à ce qu’un nouveau détail ne le replonge dans un passé qu’il s’efforçait de retrouver et à partir duquel il recommençait à délirer..

La folie du vieux, le souvenir de sa femme.

Il errait dans les bois toute la journée et au village certains commençaient à se poser des questions sur sa santé mentale. Rentré chez lui il soignait le chat sans le voir et la bête, qui souffrait de cette indifférence injuste, dépérissait.

Un soir, il pensa aux rares photos de cette époque. Il se mit à les rechercher dans le tiroir de l’armoire que sa femme avait réservée à cet usage et ou il n’avait jamais fouillé de son vivant. Il reconnut son goût de l’ordre en découvrant une série d’enveloppes dont chacune contenait une tranche des souvenirs du couple, et sur lesquelles l’écriture calligraphiée de son épouse indiquait l’époque ou l’événement dont le contenu était l’objet.

Au-dessus, trop grande pour entrer dans une enveloppe ou trop chargée d’émotion pour celle qui avait ordonné le contenu du tiroir, était la photo de leur mariage. Jusqu’à ce jour il n’avait jamais pris le temps de regarder longtemps ce qu’il considérait comme des images. Il l’ouvrit et pour la première fois la considéra avec attention, fouillant dans les visages et les attitudes afin de ressusciter les pensées et les sentiments cachés. Il se trouva un air inexpressif et convenu. Sa femme éclatait de joie et de bonheur. L’évocation du souvenir de la disparue lui fit retrouver son odeur et un moment il crut la voir qui se frottait à lui en riant.

Enjambant le cadre de la photo, il revit cette journée et laissa vagabonder son imagination, selon son habitude depuis qu’il était inactif. Il reconnut le gazon sur lequel le couple avait posé pour la photo et sa ferme en arrière plan. Il imagina le petit grandissant dans sa maison, entre la tendresse de sa femme et la sienne, moins démonstrative mais aussi attentive. Dans son délire il inventait des pseudos souvenirs avec des faits réels.

Le matin le trouva assoupi au pied de son lit, tout habillé, la bouteille de ratafia entre les jambes et la photo sur les genoux.

Le dénouement.

L’automne touchait à sa fin et les cèpes étaient toujours aussi abondants cette année-là. Marc connaissait maintenant les bois et les champignons. A l’occasion de ses chasses il avait eu plusieurs fois l’occasion de saluer le vieux Léon et avait remarqué son attitude ambiguë faite de curiosité ou de sollicitude indiscrète. Il avait reconnu une forme de tendresse qu’il jugeait excessive car il n’en connaissait pas la raison.

La rumeur publique lui avait appris les doutes que ses voisins avaient sur l’état mental du vieil homme, et les champignons étaient devenus pour lui une chose si passionnante qu’il ne souhaitait pas perdre du temps à prolonger ces rencontres. Un jour cependant, alors qu’il venait de remplir son panier dans un sous bois providentiel qu’il ne connaissait pas, il le vit arriver avec précaution. Ne voulant pas lui révéler par sa récolte le coin qu’il venait de découvrir, Marc cacha son panier plein sous des fougères et mit ses mains dans ses poches.

Le vieil homme, qui connaissait l’endroit depuis toujours, comprit ce que signifiait l’attitude du cueilleur sans panier. Fouillant des yeux les alentours, il vit très vite les feuilles retournées du tapis végétal qui dénonçaient la cachette. Il se balança d’un pied sur l’autre prêt à éclater d’une colère un moment contenue, puis son visage se détendit et au fur et à mesure que ses traits s’apaisaient une envie de rire le submergeait. Il marmonna entre ses dents  » bougré d’asé, hier je voulais te donner ma maison et aujourd’hui tu me voles mes champignons ! « . Puis se calmant, il dit à voix haute  » c’est bien pitchoun, tu as fait des progrès …  » Et il partit sur un grand éclat de rire qui retentit dans la forêt bien après qu’il eut disparu sous les arbres.

Marc reprit son panier en pensant que De Gaule avait raison quand il disait que  » toute vieillesse est un naufrage « .

Comment Léon devint un Tamalou (et arrêta le ratafia).

Léon sortit du couvert des arbres et, regardant le ciel, se dit que l’hiver était là. Il se demanda combien il lui restait de saisons de champignons … mais laissa la question sans réponse. Il se promit d’aller dès le lendemain s’inscrire chez les  » tamalous  » car cela lui occuperait l’esprit.

Il appelait ainsi les adhérents du club de troisième âge parce qu’ils se saluaient toujours par la même phrase rituelle :  » et toi t’as mal où ? « .

Bernard DAVIDOU

décembre 2002

Les cerises de Gustave

Gustave était jardinier. Sa maison, son jardin et la grange où il enfermait son âne existent encore, près du ruisseau. Même aujourd’hui, alors qu’il nous a quitté depuis de trop nombreuses années, il n’y a personne au village qui ne sache cela.

Plus rares sont ceux qui se souviennent de ses cerises.

Lorsque je l’ai connu, Gustave était en age d’être Grand-Père. Sa moustache grisonnante et son magnifique sourire lui auraient permis d’être un papy très apprécié si Albertine, sa femme, lui avait donné une descendance mais, et là était son drame, Albertine et la médecine de l’époque n’avaient rien pu faire pour cela.

Condamné à voir grandir hors de chez lui les enfants du village alors qu’il aurait voulu en remplir sa maison, il reportait sur les écoliers dont j’étais un peu de la tendresse malicieuse qu’il n’avait pu extérioriser.

Nous étions quatre du causse qui, sur le chemin de l’école, passions devant sa vigne deux fois par jour. Celle-ci, accrochée au flanc du coteau, à mi-parcours entre la maison et le bourg où sévissait l’institutrice, nous fournissait l’occasion d’une halte lorsque nous remontions le soir vers le mas Delleu où nous attendaient les devoirs et le troupeau à garder.

Pour ces deux raisons, il arrivait que la halte se prolonge. En mai s’ajoutait une troisième raison. En bordure de la vigne, les deux immenses cerisiers qui surplombaient la route étaient couverts de fruits. Que celui qui n’a jamais commis ce genre de larcin nous jette le premier noyau ?

Gustave s’étant rendu compte que les branches les plus basses ne portaient pas de fruits cette année-là, se cacha dans la cabane qui existe encore pour identifier les moineaux qui se gorgeaient de ses cerises. Il nous menaça plusieurs fois mais chaque soir la tentation l’emportait sur la crainte, toute relative d’ailleurs, qu’il nous inspirait.

Un jour, à court d’argument alors qu’il nous avait pris sur le fait une fois de plus, il vint vers nous avec le sourire et un calme qui nous fit oublier de détaler comme nous en avions l’habitude. « Mangez-en bien les petits » nous dit-il « car je les pique avec un produit qui donne mal au ventre ». Penauds et inquiets, nous nous regardâmes avec inquiétude avant de reprendre notre route.

Le lendemain, nous n’étions que trois sur le chemin du retour. Le quatrième, affaibli par une magistrale diarrhée qui l’avait tenu éveillé toute la nuit, avait gardé la chambre. Ce soir-là, à la hauteur de la vigne nous fîmes un détour pour éviter les cerisiers. Gustave qui nous guettait en fut surpris et, je le crois, aujourd’hui, un peu déçu.

Quelques jours plus tard, à l’heure de la fin des cours, un orage menaçait. Toute l’après-midi les nuages noirs avaient tourné au dessus des tours du château comme de gros oiseaux qui cherchent à se poser.

Dans notre insouciance et bien que nous ayons suivi les hirondelles à travers les fenêtres de la salle de classe, nous n’avions pas compris ce qu’elles annonçaient pas leur vol bas.

Pressentant l’orage, Gustave nous rencontra alors qu’il rentrait précipitamment chez lui et que nous attaquions la montée. Il comprit qu’il devait nous obliger à nous abriter et le brave homme ne trouva rien de mieux que nous inviter à « faire quatre heures ».

De nos jours les enfants font peu d’exercice : ils « goûtent » au retour de l’école. La publicité télévisée leur vend pour cela des friandises survitaminées et emballées dans de jolis papiers, qui conviennent à leur petit appétit.

J’emploie l’expression « faire quatre heures » afin qu’il n’y ait pas de confusion à ce sujet. Outre les deux kilomètres matin et soir, nous participions aux travaux de nos parents. Nous ne pûmes résister longtemps à la perspective de tailler dans la miche une large tranche de pain que l’on accompagnerait de jambon ou de pâté et que l’on finirait à la confiture.

C’est ainsi que nous vîmes passer l’orage, au sec. Il y eut le jambon, le pâté et la confiture servis par Albertine, mais nos estomacs bien pleins se serrèrent lorsque nous vîmes arriver … un panier de cerises. Nous refusâmes tous en chœur et poliment comme nos parents nous l’avaient appris.

Albertine ne comprenait pas et semblait fâchée. Gustave n’en revenait pas mais rigolait doucement. Il dût, pour nous convaincre de les goûter du bout des lèvres, nous expliquer avec beaucoup de détails, qu’il ne piquait qu’une partie de ses fruits et qu’il avait un secret pour reconnaître ceux qu’il avait traités des autres.

Nous étions à l’âge des secrets et nous parlâmes longtemps de celui-là sans jamais arriver à le percer.

Gustave n’est plus parmi nous. Si sa cabane existe encore, sa vigne a été arrachée et sans travail les cerisiers sont morts. Je sais que le produit avec lequel il voulait défendre ses cerises n’existait que dans son imagination et que c’est l’abus ces dernières qui provoque le mal de ventre.

Seulement m’est resté de ce printemps, avec cette histoire, la tentation des gros fruits rouges qui m’habite encore lorsque je refais ce chemin.

Bernard DAVIDOU 1998

Documentaire sur Louis Malle et le Lot

Le documentaire pour l’émission d’Arte « Invitation au Voyage que nous vous annoncions au mois de mai a été diffusé le 8 janvier dernier.

L’idée de l’émission est de faire découvrir au spectateur un village, une ville, une région à travers le travail réalisé sur place par un artiste, cinéaste ou écrivain… Il est notamment question des deux films tournés à proximité de son village Lugagnac Lacombe Lucien et Black Moon

On peut revoir ce documentaire jusqu’au 14 mars en cliquant CE LIEN

Les compères

par Bernard Davidou

La canicule qui a sévi en deux mille trois et qui situa cette année parmi les plus chaudes et sèches du siècle, inquiète à juste titre les météorologistes, écologistes et toutes les personnes dotées d’un peu de bon sens. Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que si l’on regarde la distribution des années de canicule et sécheresse dans le siècle écoulé, on s’aperçoit qu’elles sont groupées sur la dernière décade.

Ceci signifie que les choses ne s’arrangent pas.

L’absence d’eau pendant plusieurs mois, au moment ou la végétation en a le plus besoin, risque de changer les paysages. La raréfaction des points d’eau et des herbes à des conséquences dans le monde animal et notamment le gros gibier. Celui-ci a proliféré dans notre département, depuis l’introduction par l’homme des biches et de cochon-sangliers. Ces derniers, plus prolifiques que les sangliers si appréciés par notre ancêtre Obélix, sont à l’origine de dégâts considérables dans les vignes de la vallée et les récoltes, maïs ou céréales, des plateaux calcaires du Quercy blanc. Ne trouvant plus, dans les sous-bois, l’eau indispensable à leur survie, ils se rapprochent des lieux habités.

La chaleur, plus que la sécheresse, influence aussi le comportement des humains qui trouvent toujours, dans la fraîcheur de leur cave, le moyen de remédier à la soif, mais sont incommodés par la canicule quand elle dure trop longtemps comme cette année deux mille trois.

Ils travaillent plus tôt le matin, font la sieste ou restent à l’ombre quand le soleil grille la campagne et au réveil, quand «le Mahomet » commence à décliner, font « quatre heures » avant de reprendre leurs occupations. C’est ainsi que Jean Masset, petit agriculteur de S.. en Quercy, sur le plateau de calcaire blanc entre Castelnau- Montratier et Lhospitalet appelait le soleil, depuis que, sur la fin des années cinquante, il avait dû passer trente mois à faire du « maintien de l’ordre » dans les Aurès en Algérie.

Il en avait rapporté, outre une casquette Bigeard et un treillis qu’il ne sortait que pour l’ouverture de la chasse, une fois par an, pour défier la confrérie des chasseurs, dont il n’était pas, quelques mots ou expressions qu’il imposait à son inséparable ami « Gus ».

Nés la même année peu avant la guerre, la vraie, reconnue, celle de quarante, dans le même village, dans deux fermes qui se ressemblaient par leur superficie et jusque dans la disposition en « L » des bâtiments, ils avaient grandi du catéchisme, la communale, le certificat d’études, les premières filles, au conseil de révision, ensemble, comme des frères. Des frères différents cependant car, Jean était fort et hardi alors que Gus était chétif et timoré. Il semblait que Gus ne pouvait vivre que dans l’ombre de Jean. Cependant, bien que ne le laissant pas paraître, Jean avait besoin de Gus et leur amitié faite de complémentarité et de ressemblance faisait qu’ils étaient un, tout en étant deux : On disait les « Compères » ou bien Jean et Gus et on ne pouvait imager citer l’un sans l’autre.

C’est après cet événement capital, censé représenter l’entrée dans le monde des adultes, que cessa, pour un temps du moins, le parallélisme de leurs vies. Jean fut déclaré « bon pour le service » Gus ne le fut pas. Ceci valut au premier de partir deux mois apprendre le métier de soldat à Castelnaudary, puis finir le reste de son temps en Algérie à « crapahuter » dans le bled, tandis que le second restait à S.. à s’occuper de sa ferme et de celle de son ami dont il aidait les Parents.

Pendant l’absence de son ami, le réformé, qui ne s’appelait pas encore Gus, prit l’habitude d’aller au café, à Castelnau, le samedi soir. Il passait là plusieurs heures en pensant à Jean qui dans ses lettres lui racontait sa vie. Il croyait se rapprocher de lui en buvant la même bière. Sa mère lui ayant dit qu’il avait de la chance, il prenait parfois un billet de loterie et effectivement il gagna le gros lot.

De ce jour il cessa les soirées à Castelnau et décida d’acheter un tracteur. Il aurait pu choisir un Renault, dont le concessionnaire était un copain, ou bien un David Braun qui ont si bonne réputation mais il hésitait constamment regrettant le premier quand il était devant le second et inversement, incapable de choisir seul. Il se décida pour un Massey-Fergusson neuf de quarante-cinq chevaux, sur le conseil de Jean qui voyait chaque jour une machine de cette marque dans la ferme du « pied-noir » qu’il protégeait des rebelles. Comme il ne leur avait rien dit de son gain au jeu, les voisins et les amis furent surpris, parfois jaloux. Le premier compère s’appelant Masset, la logique populaire fit qu’on baptisa le second Fergusson. Avec le temps on finit par l’appeler Gugus puis tout simplement Gus et on oublia l’origine ou l’historique de ce surnom.

Après cet intermède militaire et « française des jeux », Jean retrouva son ascendant sur son copain dès son retour d’Algérie et la vie reprit comme si les « évènements » ne l’avaient pas interrompue. Elle s’écoula simplement, comme hélas bien souvent pour les petits agriculteurs, célibataires par défaut, usés, cassés par le travail, mais heureux et libres comme des seigneurs qui n’ont jamais eu ni toit ni maître dans l’exercice de leur si pénible mais noble métier. La noblesse a changé et ils ne le savent pas. Elle est dorénavant dans l’alignement des melons sous plastic ou dans la féerie des jets d’eau qui prennent leur source dans les lacs collinaires.

chasseEn cet après-midi de septembre deux mille trois, à l’ombre dans la maison de Gus les deux compères faisaient « quatre heures » en attendant le déclin du « Mahomet ». Les volets fermés à cause de la chaleur laissaient passer à travers leurs planches rongées par le mauvais temps et le Pic-Vert, assez de lumière pour éclairer la longue table recouverte d’une toile cirée tachée. Dans la partie la plus sombre et reculée de la pièce, la pendule par son tic-tac régulier assurait la continuité entre présent et passé. Bien des choses avaient changé depuis leurs vingt ans. Les parents étaient décédés leur laissant les bâtiments et les terres mais aussi tous ces petits travaux domestiques qui font la vie d’ une maison et qui sont souvent encore le domaine réservé et quotidien des femmes.

Restés célibataire, de renoncement en négligence, leurs maisons respectives étaient mal tenues et sales. Sur la table, à même la toile cirée, calée par deux pierres, un tonneau de vin évitait la fatigue des escaliers de la cave après la journée courbé dans les champs sous le soleil. Le jambon plié dans son drap douteux était lui aussi en permanence sur la table, à portée du grand couteau qui ne voyait pas souvent l’évier. Au plafond pendait un attrape-mouches indispensable à cause de la proximité de la grange dont les bêtes remuaient leurs chaînes en chassant les mouches dans de grands mouvements circulaires de cornes.

Pourtant certains agriculteurs dans les vallées du Lendou ou de la Barguelonne avaient suivi le progrès. Ils produisaient des melons ou des semences ce qui leur assurait de meilleurs revenus et leur avait permis d’accroître leur surface agricole utile.
Chez l’un comme chez l’autre de nos Compères, la vie semblait s’être arrêtée après le départ des Parents et se dégradait doucement depuis. Heureusement leur amitié était intacte et, ayant renoncé à pratiquement tout le reste, elle leur était devenue indispensable. Ils s’en nourrissaient chaque jour sans se soucier des voisins, qui les voyaient sombrer dans la marginalité sans trop chercher, à de rares exemptions prés, à leur tendre la main. Avant leur retraite, le maire avait obtenu un petit secours qu’ils refusèrent vexés d’être traités comme des indigents. Après la liquidation de celle-ci ils connurent une aisance dont ils ne soupçonnaient pas qu’elle put exister. Ils s’autorisèrent un voyage au Pas-de-la-Case en autocar, départ le matin retour le soir, paëlla comprise. Comprenant leur participation à cette sortie en commun comme le désir de rejoindre la communauté, le club du troisième age de la commune de S… leur proposa d’adhérer. Ils répondirent la même chose avec presque les mêmes mots, sans s’être concertés : « J’adhérerai à votre club quand je serai vieux. »

Pendant leur collation de « quatre heures » la conversation avait abordé encore une fois leurs deux sujets de prédilection qu’étaient, dans l’ordre, les Anglais et les dégâts causés par le gros gibier.

Les vieilles maisons paysannes sont depuis quelques années devenues à la mode et souvent rachetées par des sujets fortunés de sa gracieuse Majesté. Ainsi leurs fermes étaient cernées par un ballet incessant de voitures immatriculées GB. Ceci irritait Jean qui voyait dans cette invasion pacifique, la fin du pays qu’il l’aimait « tel qu’ il était avant ».

Après leur solide casse-croûte fait de soupe, chabrot, d’un reste de poulet froid et de jambon, le tout bien arrosé de rouge et ratafia, Jean s’avança sous le bolet de la terrasse et d’un regard circulaire reprit possession de son causse. Dans la grange la « Marquise », une blonde d’aquitaine fraîchement délivrée d’un veau qui faisait l’orgueil de Gus meuglait de façon pathétique en tirant sur sa chaîne. « Elle a soif elle aussi » dit-il en ajustant son béret. Le soir tombait et la fournaise se calmait comme à regret. Dans la lumière déclinante mais encore agressive, Jean aperçut une tache sombre au fond du champ de maïs, du côté de la maison de l’un de ses voisins anglais. Il jura et rattrapa Gus qui se dirigeait vers sa grange ou Marquise meuglait toujours.

– « Pas le temps dit-il, on verra après, allons chercher ton fusil : les sangliers dévastent le maïs. »

De retour dans la pénombre de la pièce, il débarrassa un coin de toile cirée qu’il essuya d’un revers de main et disposant la bouteille pour simuler le noyer, le couteau pour la haie d’aubépine et le verre pour la bête il expliqua à son soldat comment progresser vers l’objectif sans se faire voir, , … comme en Algérie. Puis décrochant le « manufrance » du grand père il introduisit deux chevrotines et tendit l’arme à Gus. Comme ils atteignaient le bas de l’escalier, le téléphone sonna :

– « Laisse tomber dit-il, il rappellera. »

Gus progressait le long de la haie tandis que Jean par une manœuvre tournante se disposait à rabattre le sanglier sur lui.

– « Gus, tu le vois ? »

– « Oui, je le tirerai quand je serai à hauteur du noyer. »

Jean se rapprocha de la bête dont il commençait à bien cerner les contours. Il le trouva très gros et s’en réjouit. Soudain son visage, illuminé par la boisson, se figea. Il fit quelques pas de plus et agitant ses grands bras comme les ailes du moulin de Boisse, en courant vers elle il cria plusieurs fois :

– « Halte feu, Halte au feu, … Milladiou, … C’est le bedel de la Marquise .»

Attaché à la haie par ce qui restait de la corde de cisal effilochée, mouillé comme un canard, ils trouvèrent le fugitif avec qui ils rentrèrent penauds et silencieux à la ferme.

Quand ils furent à nouveau attablés devant un verre de ratafia pour se remettre de leurs émotions, le téléphone sonna à nouveau. Gus se leva et décrocha. Il reconnut la voix de son voisin l’anglais :

– « Hello Monsieur Gus, votre viô, il est tombèè dans ma piscine. Je vous ai accroché à l’arbre, fond du champ. »

Il bredouilla un merci et raccrocha.

Dehors l’air devenait enfin respirable et les bêtes dans la grange appelaient pour les soins du soir.

Bernard DAVIDOU Juin 2004

Le voyage

par Philippe Desjeux
Extrait ...

Il avait été prévu de quitter le Val de Loire pour rejoindre le Quercy et de passer quelques jours dans la propriété dont Flavien avait hérité des ses parents dans le Lot.

Après Brive et Martel, après le passage de la Dordogne à Montvalent la route remonte sur le causse de Rocamadour, traversant des étendues caillouteuses, plus ou moins désertiques, parsemées de loin en loin de bouquets de genévriers autour desquels poussent seulement quelques herbes rares. Et puis, tout d’un seul coup, en arrivant à Alvignac, le paysage change. On quitte le causse pour rentrer dans la Limargue, cette bande de terre fertile et verte, qui s’étend au nord, de Rocamadour à Saint Céré, en passant par Padirac. La coupure d’avec le causse est très brusque, mais, néanmoins, les habitudes de vie, de l’un ou l’autre coté, ne diffèrent guère. Le sentiment d’appartenance à une région bien déterminée ne touche pas les autochtones. Pourtant les familles ne sont pas dispersées. Elles vivent depuis toujours dans les mêmes lieux, sur les mêmes terres, enracinées.

En fin d’après midi, après avoir traversé cette bande de terre fertile, ils arrivèrent de nouveau dans le causse, de l’autre coté de Gramat, à Lunegarde. C’est là que Flavien avait sa propriété, un manoir du XVIII ème siècle, carré, trapu, avec une cour intérieure marquée en son milieu par un puits à qui l’on avait gardé son caractère un peu vieillot.

La maison, couverte de lierre, dans le style des maisons quercynoises, au toit de tuiles vieillies, était flanquée à l’ouest d’une tour carrée, qui, sans doute jadis avait servi de pigeonnier, mais où une vaste chambre confortable avait été aménagée. La vue par les fenêtres qui donnaient sur le causse portait au loin jusqu’à la braunhie, cette forêt de petits chênes rabougris, dans laquelle les promeneurs non initiés pouvaient se perdre.
Cette maison, le manoir de Tartadelle, avait été la propriété des parents de Flavien après la guerre de 1914. Son père l’avait restaurée avec soins ; sa position en dehors du village de Lunegarde l’avait séduit. Isolée, sans maisons voisines que l’on pouvait voir, elle était entourée d’une trentaine d’hectares de cailloux et de landes, où seule, sur une petite colline, avait été plantée une vigne rabougrie, qui à l’époque de son acquisition donnait un mauvais vin, proche d’une amère piquette. Depuis, le travail, le savoir-faire de son père, lui avait permis en quelques années de produire un vin très buvable. La rentabilité qui couvrait les frais de cette propriété était assurée par un troupeau de moutons aux yeux noirs qui font la renommée des moutons du Quercy.

Flavien était né dans cette maison et gardait pour elle une très grande tendresse. Il y avait passé naturellement sa plus petite enfance, un peu en sauvageon courant dans les bois, libre de toutes contraintes, autres que d’être à la maison aux heures des repas, signalées un quart d’heure avant par une sonnerie de la cloche qui avait toujours eu un son particulier dû au fait qu’elle avait été fêlée un jour par le gel d’un hiver rigoureux. Et puis un second appel signalait qu’il fallait se mettre à table, les mains propres.
– Mon père, dit Flavien, avait sa place au milieu de la table, en face de la grande cheminée, au-dessus de laquelle, semblant comme vous narguer, était accrochée la tête d’un énorme sanglier aux défenses inquiétantes. Cette salle à manger a gardé le décor que j’ai toujours connu. Je n’ai rien changé, en partie pour conserver la tradition, en partie parce qu’elle me plait telle qu’elle est. Sur un corbeau de pierre est placée une statue ancienne d’une sainte dont la tradition disait qu’il s’agissait de Jeanne d’Arc, et sur lequel mon père avait fait graver la devise  » Ne t’hesbahit pas, mais prend tout en gré, Dieu t’aidera  »

Flavien avait fait préparer les chambres. Lui retrouvait la sienne en haut de la tour dont les fenêtres donnaient au sud et à l’ouest, d’où il avait une vue étendue sur la campagne et d’où, par temps clair, il pouvait voir jusqu’au château de Rocamadour. Pour Prisca il avait choisi la chambre que sa grand’mère avait occupée à la fin de sa vie. Mais il n’avait pas voulu la séparer de Tiphaine à qui il avait donné la chambre contiguë que ses sœurs avaient choisie au cours de leurs présences à Tartadelle …

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Le fantôme de Belcastel

A Roland et Marie-Pierre BAUDEL, en espérant que ceci les amusera et ne les empêchera pas de bien dormir dans leur belle maison de Belcastel bâtie sur l’emplacement du château, et peut-être du souterrain ...

Je suis né en 1170, dans le château que mes ancêtres avaient bâti sur le bord du causse de Cézac, au milieu de cette vallée qui tire son nom du lin qui y était cultivé et dont la générosité et le débit des sources comme la Canal, en permettaient l’industrie.
Notre vallée du lendou est magnifique, bien plus belle que sa riche et prétentieuse voisine de la barguelonne. Le matin le soleil l’envahit progressivement depuis Lhospitalet jusqu’à Lascabannes.

Il réveille dans sa progression toutes les bâtisses accrochées à ses flancs, Rigambert, Cabazac, La Tauche, Auzonne, Prat Mégiés, Trélafont, l’église de Cézac et enfin Belcastel, m’autorisant ainsi chaque matin, depuis plus de huit siècles que dure la malédiction qui a fait de moi un fantôme, à regagner le souterrain pour me reposer parmi les « tataragnes (1) » et les « mirguettes (2) » qui l’habitent.
Le soir, il assombrit Lascabanes, caresse Marot puis Clément qui lui fait face, s’attarde un peu plus longuement sur la façade est-ouest de Bonnac et éteint les hauteurs de Belcastel, me contraignant ainsi à une nouvelle nuit d’errance parmi les genièvriers les chênes et les « pétarelles (3) » de notre quercy blanc.

Vous n’ avez jamais vu mon suaire transparent ni senti le courant d’air glaçial qui m’accompagne car je ne veux pas effrayer le voyageur nocturne ou les enfants, mais dans la pluie ou le vent, les « ratopenados (4) » ou les « goupils (5) ) s’enfuient à mon approche.
Notre château a disparu, mais le souvenir de sa beauté se perpétue dans le nom actuel du lieu-dit de « Belcastel ».
Ma jeunesse, comme celle de ceux de ma condition, était insouciante et oisive, faite de courses folles à cheval sur le causse ou dans la vallée, de fêtes et de bals ou d’intrigues et rivalités entre les petits seigneurs du voisinage.

Rien ne me prédisposait au malheur avant ce jour où je rencontrai celle qui m’était destinée et que je n’aurais jamais dû quitter.
Rien ne me prédisposait non plus au bonheur qui en fût l’origine et que je n’avais peut-être pas mérité puisque je l’ai perdue.
Aussi longtemps que durera la malédiction qui me frappe, chaque nuit je serai condamné à errer dans ces bois et ces landes, dans le vent le froid ou la pluie, et je me souviendrai avec une émotion immense qui m’amène encore, huit siècles plus tard, au bord des larmes, de ce jour de printemps de notre première rencontre.

Le soir embaumait des parfums des fruitiers en fleurs. Je m’étais enivré de vitesse et mes compagnons, que j’avais distancés, avaient abandonné la course pour laisser souffler leur cheval, me laissant seul dans l’une des nombreuses combes qui, des deux côtés de la vallée, se terminent par une source qui grignote le calcaire du causse qui la surplombe. Je ne me souviens plus du nom de celle où je me trouvais, combe grande, de miquel ou leylou, qu’importe, seul m’est resté le souvenir de la fille qui devait occuper mes pensées et devenir ma seule raison d’être durant tout l’été qui a suivi.

Au premier regard, tout autre que moi aurait reconnu un des nombreux pèlerins de Saint Jacques qui, avec leur gourde, coquille et bâton traversent notre vallée pour reprendre leur route sur le causse de Boisse vers le sud et aurait passé son chemin après lui avoir donné une obole et fait le signe de la croix. Je ne vis que son visage et ses grands yeux mais le sort qu’ils me lancèrent fût tellement puissant qu’il opère encore. Pendant les six mois que dura ce printemps, plus rien ne compta, je perdis mes amis dont les courses vaines ou la conversation ne m’intéressaient plus, je ne vis mes parents qu’à l’occasion des repas irréguliers que la nécessité de mon âge et mon tempérament me contraignaient à prendre.
Je me désaltérais à la source de la combe où ma dame avait élu domicile et je dormais le plus souvent sous le couvert des grands chênes qui lui servaient de toit. Notre bonheur fût immense mais aveugle car, au cours de cet été 1189, l’histoire continuait sa marche.
Après la prise de Jérusalem deux ans auparavant par Saladin, le pape avait ordonné à notre roi et deux autres de la chrétienté de mener la troisième croisade (Philippe Auguste, Frédéric Barberousse, Richard Cœur de Lion) pour libérer les lieux saints, secourir l’orient chrétien contre l’envahisseur infidèle.

La guerre était la seule raison d’être de tous les jeunes de ma caste et la foi notre étendard.
Nous en parlions tous les jours, enfants nous y jouions, adolescents nous nous entraînions en rêvant de batailles, d’honneurs et de butin.
Notre éducation, notre conditionnement familial et social quotidien faisaient des jeunes nobles désargentés dont j’étais des martyrs en puissance pour qui mourir pour les lieux saints ou convertir des sarrasins au fil de l’épée avaient valeur de rédemption.
L’été était hélas fini mais je ne le savais pas encore. Dans l’enthousiasme de mes dix-neuf ans, avec mes compagnons, je décidai de me croiser et partir défendre le peuple de Dieu.

Mon Père, comme ses pairs du voisinage, s’endetta pour m’équiper et accepta de recevoir au château et veiller sur ma dulcinée jusqu’à mon retour. Après bien des pleurs et des serments, je partis pour l’Orient un matin de septembre me joindre à Godefroi de Bouillon.
Ma Mère m’embrassa, mon Père me bénit en me recommandant de faire honneur à notre lignée. Je vis la guerre et les Sarrasins, je fus au siège d’Acre en 1191 et nous prîmes la ville. Nous égorgeâmes beaucoup d’infidèles, des grands, des petits, des gras, des maigres, des courageux qui nous insultaient et se défendaient jusqu’à leur dernier souffle, des lâches qui nous suppliaient de les épargner en faisant le signe de la croix du Christ ou nous promettaient de l’argent ou des femmes.

Je ne fus ni plus ni moins cruel que mes compagnons, j’étais un soldat sûr de la justesse de notre cause : Tuer un infidèle ne pouvait que plaire à Dieu puisque le pape l’avait ordonné. Les sarrasins étaient aussi valeureux et cruels au combat que nous et leur mépris de la mort me fascinait: Comment peut-on être aussi fanatique alors qu’on est dans l’erreur ? Peu après, trahi par un guide sarrasin félon, je fus gravement blessé dans une embuscade et fait prisonnier. Laissé pour mort par mes geôliers avant qu’ils ne m’achèvent comme tous mes compagnons d’infortune, je dus de survivre quelques temps à la pitié d’une femme qui pansa sommairement mes plaies et me fit boire.

C’était une pauvre vieille qui vivait à l’écart des autres infidèles. Tout en la méprisant ils semblaient lui reconnaître certains pouvoirs et la redouter. Elle me faisait penser à ces folles qui existent dans nos villages et sont capable de guérir une brûlure en soufflant dessus ou voir l’avenir dans le vol d’un oiseau ou les lignes de la main.
Les soins, qu’elle me prodiguait sans répondre aux questions que j’essayais de lui poser avec les quelques mots que j’avais acquis de sa langue, me prolongèrent la vie de quelques jours et ses potions m’évitèrent de trop souffrir.
Un jour enfin elle parla: « Pourquoi as-tu quitté ta vallée et ta femme pour venir porter le malheur et le feu dans mon pays, Chrétien ? Sais-tu que tu as un fils qui commence à marcher? ». Après avoir réalisé pleinement le bonheur de savoir que j’étais père, j’essayais de répondre avec difficulté.

Malgré mes efforts pour lui expliquer notre religion et ma mission sacrée, elle ne dit plus rien ce jour-là et continua à laver mes plaies en silence.
Ce n’est que quelques jours plus tard qu’elle répondit « Chrétien, ton Dieu et le mien ne font qu’un. Il condamne la guerre et la cruauté. Les hommes se servent de la religion pour assouvir leur passion du pouvoir ou de l’argent. Comprends-tu cela Chrétien ? Ton pape à Rome est aussi mauvais que nos molhas ».

De jour en jour, malgré les soins de la vieille femme, je m’affaiblissais et ses onguents étaient impuissants à enrayer la mauvaise odeur que dégageaient mes plaies. Je sus que je ne reverrai plus le lendou ni Belcastel ni ma femme ni mon fils dans ce monde. Je me consolais cependant en pensant les retrouver dans le royaume de Dieu.
Quelques jours plus tard, un petit groupe d’infidèles vint dans la maison de la vieille femme. Après quelques chuchotements, il se fit un grand silence puis j’entendis la pauvre femme hurler d’un cri atroce et prolongé. M’étant approché pour lui porter secours, je vis, allongé sur le sol de la pièce, le corps d’un garçon de quinze ans environ. L’enfant était beau et son visage apaisé par la mort aurait pu donner l’impression de sourire, si l’on avait caché la large plaie sanglante du flanc gauche.

Je compris que les sarrasins venaient de lui apporter le corps de son fils, qui avait été victime de mes compagnons. A travers ses larmes, elle me vit et, le visage déformé par la douleur et la haine, elle me maudit : « Tu vas mourir, Chrétien, tu le sais comme moi, tes os resteront dans notre terre à jamais. Ton âme reviendra dans ta vallée mais sera condamnée à errer toutes les nuits tant que les chrétiens et les musulmans n’auront pas fait la paix ».
Depuis cette époque, et pour longtemps encore, si j’en juge par l’actualité, la malédiction de la vieille femme m’empêche de trouver le repos auprès des miens. Je continue cependant à espérer en Dieu car elle m’a appris que l’amour la tolérance et le pardon peuvent exister entre tous les hommes sur cette terre.

(1) tataragne = araignée en occitan. Le jus de tataragne pilée avec de la bave de « gropial » (crapaud), rentrait dans la fabrication de nombreux remèdes.
(2) mirguette = rat des champs, en occitan, qui habite les infractuosités, et donc les souterrains.
(3) pétarelles = genêts en occitan. A ne pas confondre avec les pimporelles, petites fleurs qui ne se montrent qu’aux amoureux, d’où l’expression de l’époque « aller aux pimporelles » qui peut être traduite par « aller aux fraises » en français contemporain.
(4) goupil = ancien nom commun du renard en vieux français.
(5) ratopenados = chauve-souris en occitan.

Bernard DAVIDOU Octobre 2001

 

La traite du soir

par Bernard Davidou

Les  » vacanciers  » de la maison voisine étaient arrivés depuis deux jours déjà et ils ne s’étaient pas encore rencontrés.
Côté estivants, les premières journées avaient été consacrées à décompresser et prendre possession de cette grande maison ancienne, louée meublée au vu des photos qui insistaient sur le  » barbecue  » et la salle de bain, mais ne disait rien du charme du  » bolet  » et de l’escalier avec ses grandes marches de pierre à l’ombre de la treille.

Côté autochtone ou agriculteurs de la ferme la plus proche, ces jours de juillet étaient occupés par les moissons et les foins que l’on rentre sous la menace des orages et qui, avec les soins aux bêtes deux fois par jour, font les jambes lourdes et les reins douloureux quand la famille se réunit le soir, tard, pour le dernier repas.

La conversation s’établit gauchement le troisième jour quand l’estivant prit le prétexte de s’enquérir du point de ravitaillement le plus proche. Par la suite il prit l’habitude de se fournir en produits frais auprès de ses voisins à qui il rendait visite à l’étable, au moment de la traite manuelle du soir. De jour en jour, ce contact avec l’étable, les bêtes, lui procurait de plus en plus de plaisir.
Il découvrait les vaches qui, dans un impressionnant mouvement de cornes, arrachaient le foin du râtelier fixé au mur, sous la trappe par laquelle l’agriculteur l’avait fait tomber de l’étage supérieur.

Il caressait les veaux qui tirant sur leur chaîne, appelaient leur mère dans l’attente impatiente de la tétée. Un soir il s’amusa du va et viens des hirondelles qui nichaient contre une poutre du plafond, parmi les toiles d’araignées, et il observa un moment leur manège. Il s’enivrait de l’odeur forte et chaude de la grange et lorsqu’il rentrait au gîte rural, sa femme exigeait qu’il se douche avant de passer à table.
C’est ainsi que l’employé parisien vanta les avantages de la vie au grand air, libre et responsable, proche de la nature. Il l’opposa au travail  » en miettes  » qu’il subissait dans l’enfer bruyant de la capitale.

Par pudeur il s’abstint d’évoquer la menace de restructuration dont son service était l’objet. Il s’enquit, avec tact, du prix du bétail, des céréales et des rapports que les terres pouvaient donner. Il laissait un long silence entre chaque question et son interlocuteur lui était reconnaissant de marquer ainsi l’importance et le respect que l’on doit à l’argent qui est si dur à gagner.
Plusieurs fois, l’homme de la terre voulut répondre et parler des commodités de la ville, de la certitude du salaire en fin de mois, des aléas de l’agriculture et de l’élevage, de l’augmentation du prix du carburant , bref de la régression constante du revenu agricole … mais son manque d’assurance dans les longues phrases et la surveillance des bêtes l’empêchaient de s’exprimer autrement que par des monosyllabes.

Désormais la rencontre des deux hommes, en fin de journée, dans l’étable, était devenue une habitude quotidienne. Ils avaient plaisir à se retrouver comme s’ils étaient amis depuis toujours. De jour en jour, la conversation de l’estivant se fit de plus en plus libre. Un soir il développa son rêve de retour à la terre, ses projets : des animaux, une petite maison avec une grande cheminée, un jardin, une chèvre, un âne …

L’agriculteur sourit et acquiesça par politesse. Il songea avec nostalgie à l’affiche sur le mur de la mairie, qui, lorsqu’il avait vingt ans, avait failli changer le cours de sa vie parce qu’elle vantait les avantages d’une carrière dans la gendarmerie …
Après avoir visité tout ce qui était répertorié dans le dépliant du syndicat d’initiative, vint le jour du retour vers la capitale.
Les deux amis trinquèrent aux vacances finies avec du ratafia, produit naturel par sa fabrication, dont une bouteille servit de cadeau souvenir.
On se dit au revoir après avoir échangé adresse et numéros de téléphone, au cas où l’agriculteur trouverait enfin cet automne le temps de faire la visite au salon de l’agriculture dont il avait envie depuis longtemps.

Lorsque la voiture eut disparu au bout du village, il regarda successivement les deux maisons fermées et celle de son voisin célibataire qui, avec la sienne, constituaient le hameau où il avait toujours vécu. Il se dit qu’il avait eu une belle vie. Il souhaita que, lorsqu’il ne serait plus là, quelqu’un vienne, une fois par an habiter sa maison.

Bernard DAVIDOU octobre 1987

La cazelle

par Bernard Davidou

Des amis de Calamane m’ont offert récemment un très beau livre sur ces bâtisses de pierres sèches que l’on rencontre partout dans nos campagnes, dont on admire la sobriété des lignes en leur harmonie avec la nature qui les entoure. Je l’ai lu avec beaucoup de plaisir et dans tous les sens. Je l’ai rangé dans ma bibliothèque et le reprendrai avec le même plaisir. Cette lecture m’a rappelé une très vieille histoire que ma Mère me racontait parmi tant d’autres quand j’étais petit.

François vivait au bourg dans ces temps lointains où l’homme n’avait pas encore inventé ce que l’on désigne par « le progrès ». Il avait passé l’âge des amours et sans être très vieux, désespérait ses parents par son célibat. A vingt ans François avait été un beau jeune homme, intelligent travailleur et sobre, mais un affreux bégaiement l’empêchait de dire, dans le bon ordre, aux filles du village les mots qu’elles aiment et il était resté seul.

Il s’accommodait très bien de ceci, partageant son temps entre sa terre et son étable. La première consistait essentiellement en une parcelle caillouteuse sur l’une des collines qui dominent le village. Sur une partie il avait planté une vigne et produisait dans ce qui restait les légumes et céréales nécessaires à la vie de sa maison.

Dans l’étable vivait son âne qui était son compagnon de travail et de solitude. Dans le village il avait de nombreux amis avec lesquels il se réunissait autour d’un bon repas chez l’un ou l’autre. Il y avait Patrice le jardinier capable de réussir à greffer un chêne truffier sur une canne à pèche, dont la femme venait du sud.

Patrick qui fabriquait des bougies et réparait les calhels et dont la femme était lisseuse de draps. Jean, dont le second prénom était Paul, le bailli de la paroisse, et sa femme qui devait sa guérison d’une longue maladie autant aux bons soins de la médecine de l’époque qu’à ceux de son mari,

Bernard l’écrivain qui ennuyait tout le monde, parce qu’il avait appris un peu de latin, avec des histoires qui dataient d’on ne savait plus quand et sa femme Francine, une sainte, qui faisait le cochon ou le canard selon la saison, mieux que personne dans la contrée. Il y avait enfin Daniel et Marie deux gentils étrangers immigrés qui avaient trouvé le village agréable et s’y étaient arrêtés en achetant une maison. Les années se succédaient sans que François éprouve le besoin de changer quoi que ce soit.

Elles ne se ressemblaient qu’en apparence seulement. François était économe et après chaque récolte vendue, il ajoutait quelques louis d’or dans la « toupine » qu’il cachait dans sa cave. Sans connaître l’importance de son trésor, ses voisins et amis se doutaient de l’existence du magot, mais il fallait bien une compensation à l’infirmité qui était cause du célibat et François avec ses difficultés à finir ses phrases faisait rire … alors on lui pardonnait d’être un peu avare.

Il en était une cependant que le trésor ne laissait pas indifférente et qui, bien que plus jeune, était prête à tout pour profiter des louis de François. La Jeanne était une belle fille, revenue récemment d’un voyage qu’elle avait entrepris en suivant un cheminot de passage à Calamane l’hiver précédent.

François n’aurait jamais osé songer à elle si la coquine ne l’avait enjôlé à force de services rendus à repriser des chaussettes ou tricoter des bonnets et des sourires à faire perdre son salut au plus vertueux des moines. Bref après six mois de siège de la belle, François se trouva contraint mais pas mécontent de « réparer » et se marier au plus vite.

Il y eut la fête, puis le repas et le bal dans la cour. Tous les amis étaient là, partagés entre le bonheur et l’inquiétude concernant l’avenir. Comme le veut la tradition lorsqu’un homme d’âge avancé marie une jeunesse, les garçons de l’âge de la mariée organisèrent un grand « charivari » et François mit un tonneau de ratafia en perce ce qui satisfit tout le monde dès les premières tournées.

La vie reprit à Calamane. Les ambitions en même temps que le caractère volage de la belle se confirmèrent et la mésentente s’installa très vite car François amoureux mais sensé ne voulut jamais dire où était son trésor qu’il continuait d’alimenter à chaque récolte. Lassé du comportement de sa femme et bien qu’il en ait eu un fils, François passait de plus en plus de temps dans sa vigne, travaillant sans cesse à remonter la terre ou entasser les pierres sur le « cayrou » qui grossissait en limite de parcelle.

Un jour sur les conseils de ses amis, il décida de s’y établir et entreprit pour cela de construire une cazelle. Il la situa dans la partie la plus haute de son champ, la porte orientée à l’est. Large de vingt pieds de diamètre sur douze de haut, toute en pierres sèches parfaitement jointives avec sa cheminée centrale elle suscitait l’admiration de tous et la compassion pour ses malheurs : « Voilà la gariotte de ce pauvre François » disait-on en passant dans le chemin du Mas Delleu.

On ajoutait souvent « heureusement qu’il a mis la porte du côté où le vent ne donne pas, sinon il n’aurait pas pu sortir par grand vent !». Ses deux seules joies étaient son fils qui venait le voir travailler et son magot qu’il avait caché dans le tas de pierres à côté de la porte.

Les années passèrent ainsi, François et la Jeanne chacun de leur côté jusqu’au jour où, pris d’un malaise, François fut rapporté mourant dans sa maison du bourg. Jeanne le soigna comme elle put et lui demanda à nouveau où étaient les louis.

Dans l’intérêt de son fils et sentant sa fin prochaine, paralysé partiellement, le malheureux bègue, avec ce qui lui restait de forces essaya d’articuler « O..oun !, .. O ..oun ! » en désignant du menton la cheminée qui lui faisait face et au-delà des murs, la colline sur laquelle se trouvait la cazelle. Mais la Jeanne ne comprit jamais et eut beau fouiller dans l’âtre sur le manteau et sous toutes les pierres branlantes qu’elle comportait, elle ne trouva rien.

Depuis quelques années, des maisons neuves sortent de terre en quelques jours sur notre commune, comme sur ses voisines proches de Cahors. Je repense à certains de nos anciens qui, au soir de leur vie me disaient : «mon pauvre garçon, dans vingt ans il n’y aura plus personne, je ne le verrai pas mais toi, hélas, tu verras tout en ruine et désert ».

Ils se sont bien trompés et je m’en réjouis. Par contre quand le descendant de François a voulu vendre à un candidat à la construction, la parcelle sur laquelle était la cazelle éboulée, il a, au préalable, enlevé lui-même le cayrou avec un bulldozer. Ceci semble prouver que ma Mère n’était pas la seule à connaître cette histoire.

Bernard DAVIDOU mars 2002

Une enfance Caillacoise

(La double citoyenneté)

Nos parents se marièrent en mille neuf cent quarante deux et se séparèrent douze ans plus tard. La mésentente régnait depuis longtemps déjà et les querelles continuèrent longtemps après, sous des formes différentes telles que lettres, commandements, etc …

Notre Père, blessé en Belgique le fût une seconde fois dans la poche de Dunkerque d’où il fût l’un des derniers évacués avant l’arrivée des allemands. Ancien combattant pensionné de guerre, il fût nommé en cinquante quatre  » receveur buraliste  » à Caillac.

Il avait obtenu après un concours cet  » emploi réservé  » qui, du paysan qu’il était avant, le transformait en commerçant contractuel de l’administration, chargé de vendre les produits du monopole de la SEITA et d’établir les titres de transport, les états des stocks de vins et alcools dans ce village. Il l’avait choisi alors qu’il aurait pu prendre le poste de Moncuq, plus important et mieux payé. Son choix avait deux raisons. Il restait proche de Calamane oû résidait notre Mère et nous pouvions ainsi aller de l’un à l’autre facilement à vélo. Enfin il comptait sur le temps libre que lui laisseraient des responsabilités moins importantes, pour continuer à mener une activité agricole dans cette vallée alluvionnaire plus riche que le causse.

Ma sœur et moi n’avions plus  » des parents «  comme les autres enfants de notre age mais un Père et une Mère, qui essayèrent chacun de son côté de recréer un nid dans lequel ils nous accueillaient, à tour de rôle, avec tout l’amour et la sécurité d’un foyer uni. Nous étions chanceux et nous eûmes deux fois plus que les autres. Nous eûmes aussi la double citoyenneté Caillacoise et Calamanaise et l’occasion de nous faire des copains que nous retrouvions lors des vacances scolaires.

Il y avait les petites vacances que constituaient toussaint, noël et paques. Elles étaient si courtes qu’elles ne nous laissaient que le temps de souffler et se refaire des forces avant d’attaquer le prochain trimestre.

Le mois de juillet nous ramenait de nos pensionnats cadurciens, toulousains ou figeacois et nous avions hâte de nous revoir. Nous nous rassemblions au bord du lot pour la baignade et nous décidions de l’endroit ou nous installerions, sur la berge droite de la rivière, un plongeoir qui deviendrait l’œuvre de l’été et notre bien commun. Lorsque ce choix était fait, nous nous répartissions les tâches et tout naturellement Guy prenait la direction des opérations :

– Bernard tu apporteras le marteau et les pointes.
– Dédé tu nous trouveras une scie et des pinces,
– Christian … René …Jacky …

Plusieurs fois, notre travail fut interrompu par l’arrivée courroucée de mon Père ou un autre, qui, après une sieste plus courte que prévu, cherchait son outil pour continuer son bricolage, à l’ombre de sa grange. Nous trouvions quelques planches réformées, un peu de fil de fer et une semaine plus tard, en quelques après-midi, le travail était presque terminé, jamais totalement fini, du moins pouvions nous utiliser le plongeoir qui avançait sur la rivière à un endroit ou la profondeur de l’eau permettait nos prouesses acrobatiques !

En fait d’exploits, je parle surtout des autres. J’avais appris à nager tardivement avec mon Père qui par sécurité m’attachait à la cheville avec les  » rennes  » du mulet pour me permettre de m’exercer à la cale. Encore une fois, Guy était le meilleur et ses plongeons laissaient les filles les yeux ronds et rêveurs… Comme dans toutes les bandes de jeunes il y avait des filles autochtones et d’autres, exogènes, à l’accent pointu. On les appelait  » les vacancières «  ou  » les Parisiennes «  avant de connaître leur prénom. Il y avait deux catégories de vacancières qui par trois vagues successives, juillet, août et septembre, habitaient notre village.

Les  » vacancières de chez NADAL « , résidaient avec leurs parents en pension chez Fernand et Sylvaine qui tenaient l’hôtel restaurant qui existe toujours. Je me souviens de la surprise de Sylvaine la première fois qu’en début de mois elle servit l’apéritif à quelques jeunes de la commune dont l’objectif n’était pas éthylique mais de voir les nouvelles arrivées…

Il y avait enfin les vacancières logées chez l’habitant qui, aidé par des primes conséquentes, avait restauré un appartement indépendant dans sa maison (comme mon Père) ou une bâtisse inoccupée. Les papas de ces demoiselles allaient à la pèche toute la journée. Les mamans tricotaient ou papotaient à l’ombre devant la fontaine sous la garde attentionnée de Sylvaine, et, souvent les filles rejoignaient notre bande ou des amourettes ne tardaient pas à éclore.

Mon Père, était une force de la nature. Sanguin, torse nu tout l’été, toujours souriant et actif, il a gardé plus de vingt ans un mulet avec lequel il travaillait quelques lopins de terre et sa vigne. Il vendait du vin, des fraises, des haricots et d’autres légumes. Il engraissait parfois quelques animaux, pour un petit bénéfice et le fumier nécessaire à ses cultures. Pour eux il allait faucher  » ses prés longs « . Il appelait ainsi les banquettes des routes qu’il rasait de très prés avec sa grande faux qu’il m’a appris à piquer et utiliser.

Une année, il conclut avec Fernand NADAL un contrat qui lui permettait de récupérer, chaque jour, les restes du restaurant avec lesquels il élevait trois ou quatre porcs dont il partageait le bénéfice avec ce dernier. Chaque soir nous allions récupérer les fonds de plats ou assiettes que les clients avaient dédaignés ou pas pu achever (le restaurant avait très bonne réputation) et que les serveurs vidaient dans une grande poubelle.

Les affaires marchaient très bien et je revois encore mon Père fier de ses bêtes et de leurs progrès, leur parlant comme à des enfants, à qui il autorisait tous les soirs une récréation dans la cour fermée de sa maison. Un matin cependant les porcs refusèrent de se lever et avaient perdu cet appétit qui faisait la joie de leur maître. Nous eûmes peur d’une épidémie foudroyante et étions prêts à demander le secours du vétérinaire lorsque, fouillant avec un bâton dans la poubelle à nourriture, mon Père trouva tous les babas au rhum que Sylvaine avait préparés le jour précédent pour un groupe de clients qui s’était décommandé au dernier moment. Après avoir bien ri de les voir dans cet état, nous laissâmes nos porcs jeûner et attendre le changement de menu. Avec les revenus de ses diverses activités, prenant prétexte de ma réussite au bac, il m’acheta une barque neuve.

A cette époque, le Lot était poissonneux. L’été les vacanciers avaient chacun leur  » trou « . On appelait ainsi un coin de berge que le pécheur aménageait en coupant les branches gênantes, en égalisant la terre au-dessus du niveau de l’eau de façon à pouvoir installer confortablement ses cannes et poser son siège pliant. Fernand NADAL qui, comme sa Sylvaine avait le sens commercial, en entretenait plusieurs qu’il réservait d’une année à l’autre à ses meilleurs et fidèles pensionnaires.

Fascinés par la rivière, les  » caussenards «  que nous étions étaient friands de ses produits. Mon père tenta plusieurs fois d’aller pécher avec une mouche qu’il faisait danser au bout de son bambou, depuis la barque. Après avoir laissé quelques hameçons dans les branches basses des arbres qui retombaient sur l’eau, il décida qu’il n’était pas fait pour cette activité et abandonna. Avec Guy nous avons essayé de braconner des écrevisses dans le ruisseau ou des anguilles dans le lot, qui en comportait encore quelques-unes. Pour cela je laissais faisander une tête de mouton dans un coin de la grange de mon Père. Quand elle était bien grouillante d’asticots et odorante, nous nous en servions comme appât dans des nasses ou des balances.

Le succès tardant à venir et mon Père ayant trouvé un moyen de nous approvisionner en poisson frais, j’abandonnais très vite. Les vacanciers qui allaient prendre leur quart à surveiller leur bouchon passaient devant notre maison quatre fois par jour. Ils s’approvisionnaient en gauloises, gitanes ou tabac gris et nous faisions connaissance. Comme ils ne pouvaient pas consommer les poissons qu’ils attrapaient, ils nous les laissaient et nous nous régalions de carpes arc-en-ciel ou autre menu fretin plein d’arêtes mais à la chair savoureuse et ferme.

Mon père avait beaucoup d’amis dans la commune. Le plus pittoresque était Antonin qui arrivait en criant  » Minonoum Davidou !  » et dont on percevait l’odeur fauve dés qu’il s’approchait à moins de trois mètres. Il jouait de la clarinette et avait eu, dans sa jeunesse un certain succès en animant seul des bals interdits pendant la guerre ou des mariages. Il travaillait comme journalier chez ceux qui le demandaient, … beaucoup au printemps et en été un peu en automne, rarement en hiver, saison au cours de laquelle il avait souvent faim et froid dans sa maison dont le toit laissait voir un trou parmi les tuiles rouges. Lui ayant demandé s’il ne pleuvait pas sur son lit, il me répondit qu’il l’avait poussé dans un coin de la pièce encore protégé par ce qui restait du toit.

Parfois, à la mauvaise saison mon Père avait pitié de lui et l’invitait à partager son repas. Antonin s’asseyait devant son couvert prenait l’assiette à soupe entre ses doigts sales et la reniflait avec bruit. Invariablement il décrétait « cô put lou fresqun ! «  et d’un geste ample et circulaire de son coude il l’essuyait avec le revers de sa veste. Il était toujours de bonne humeur et colportait les nouvelles de chez l’un chez l’autre sans trop de discernement.

Parce qu’il avait dit des choses qui ne plaisaient pas au Père Boussac, celui-çi l’avait menacé de faire tomber le rocher qui, quelques mètres plus haut, dominait sa maison. Antonin, qui était craintif, avait passé quelques nuits seul dans les coteaux avec sa clarinette et une bougie qui clignotait le soir tandis que parvenait la mélodie de quelque chanson démodée. Lorsqu’il eut soixante cinq ans il eut droit à une petite pension, partie de retraite ou fonds national de solidarité, qui lui permit de s’acheter un poste à transistor et de vivre enfin les plus belles et dernières années de sa vie.

Parmi les amis de mon Père il y avait aussi Mme et M. Montet. Ils s’échangeaient des services et tous les ans pour la fête de Caillac, qui avait lieu le premier dimanche après le quinze août, Mme Montet nous faisait un massepain, gâteau dont la tradition s’est perdue dans notre quercy. Ce jour là malgré la chaleur de l’été, mon Père allumait le four de la cuisinière pour cuire le rôti qui lui permettrait de recevoir la famille de son frère et celle de sa sœur. Je me souviens d’un été ou, bien qu’il n’ait pas fait anormalement chaud, les mouches avaient envahi la maison, malgré les pulvérisations de  » Fly-tox «  et les serpentins collants.

En ouvrant son four pour le nettoyer en prévision du rôti à cuire, mon Père eut la désagréable surprise d’y trouver … une tête de mouton qui datait de mes aventures piscicoles de juillet.

Les fêtes constituaient la seule occasion de nous divertir et de sortir car il n’y avait ni télévision ni boite de nuit. Leur cycle était immuable d’une année à l’autre : Il commençait par celles de Laroque des arcs ou Pradines et se terminait par celle de Luzech le huit septembre. Pour les amateurs il y avait, dans un genre plus authentique et sylvestre, la foire du Dégagnazes qui a lieu le neuf septembre.

Nous nous y retrouvions le samedi soir, le dimanche en matinée et soirée. Les plus acharnés ou amoureux, sortaient aussi le lundi soir. Nous avions des mobylettes bleues et je garde la nostalgie des longues chevauchées en compagnie de mon grand copain Dédé, des pannes dans la campagne obscure, lorsqu’il fallait remettre la chaîne en place pour achever d’arriver au bal ou … siphonner du mélange dans un réservoir ami pour pouvoir revenir chez nous à trois heures du lundi matin. Dédé nous a quitté bien trop tôt hélas.

Le  » point d’orgue  » de nos vacances se situait lors de la fête de Caillac qui avait lieu, comme je l’ai déjà dit, au milieu de celles-ci. Tous les jeunes savaient danser et dés les premières mesures de l’accordéon ou du saxophone, les garçons invitaient leur cavalières que parfois ils arrachaient à la garde de la maman. Lorsque l’on avait fait connaissance, le garçon proposait une promenade hors de la lumières gênante des lampions. Chacun avait son  » truc « , plus ou moins original ou attractif. J’en connais un , dont par charité (bien ordonnée …) je tairai le prénom, qui proposait une promenade en barque sur le Lot.

Les adultes que nous sommes devenus pourraient penser que ce  » truc « , qui avouons le, sentait fortement la préméditation, était voué à l’échec. L’aspect romantique de la proposition, l’emportait largement sur toute autre considération et, même les soirs de fête sans lune, le  » truc « , (qui ne faisait pas  » crac, boum hue «  comme celui de Dutronc) lui permettait de beaux succès auprès de caussenardes qui rêvaient de Venise et son grand canal ou de parisiennes libérées par l’ambiance des vacances.

Un dimanche soir de fêtes cependant, l’aventure faillit tourner au drame. La barque, mal calfeutrée prenait l’eau et la Juliette se rappelant à temps qu’elle ne savait pas nager exigea un retour précoce et peu glorieux pour son Roméo d’un soir qui en garde un souvenir fait plus de regrets que de frayeurs.

Le lundi de la fête était plus calme. L’après-midi avait lieu la traditionnelle course au canard sur le lot et après la fin du bal, vers les trois heures du mardi matin, Sylvaine servait le réveillon aux jeunes du comité. Les deux événements étaient liés, comme on va le voir.

Lors de mes vingt ans j’étais  » conscrit  » et donc membre de droit du comité des fêtes ou je retrouvais toute la bande de garçon et filles. Monsieur Singlande, seul adulte parmi nous, représentait, avec discrétion, la caution du conseil municipal. Sylvaine nous avait promis de nous préparer le traditionnel réveillon à condition que nous lui fournissions trois canards. Il fut assez facile de trouver auprès des Caillacois et nos familles cinq canards que nous devions lâcher lors de la course aux canards. Nous pensions récupérer facilement au moins les trois nécessaires à notre réveillon.

Quand nous apprîmes le lundi matin que les jeunes de Douelle avaient décidé de venir tenter leur chance l’après-midi, Guy décréta l’état d’urgence. A deux heures il semblait plus confiant mais ne voulait rien dire de plus que  » laissez moi faire ».

A cinq heures, sur la berge de la cale, la musique chauffait une foule de spectateurs insouciants qui nous applaudirent lorsque nous arrivâmes, derrière notre chef portant nos cinq volatiles qui semblaient bien décidés à éviter le réveillon. Voyant que nos voisins, en tenue de bain, s’apprêtaient nous disputer celui-ci, Guy, notre meilleur espoir au crawl, dit avec gravité :
– La situation est grave, faites pour le mieux, c’est moi qui lancerai les canards à l’eau quand j’atteindrai le milieu du lot avec la barque.

Stupéfaits de voir leur meilleur espoir renoncer à concourir, les Caillacois firent silence. Alors qu’il arrivait à une petite moitié de la largeur de la rivière, Guy posa les rames, détacha le premier canard et après avoir discrètement cogné la tète du volatile sur le fond de la barque il le lança vers l’un des nôtres qui s’empressa de l’attraper, avant qu’il ne coule comme un caillou, sous les applaudissements de la foule et les coups de cymbale des musiciens. Il en alla de même du second et des murmures commençaient enfler du côté de nos voisins. Le troisième canard me tomba dans les bras et j’eu l’adresse de lui éviter la noyade.

Après quoi, fier de la mission accomplie et en grand seigneur il détacha lentement les pattes du quatrième palmipède qu’il jeta, bien vivant, au milieu de la rivière après un baiser d’adieu sur la tète. Il y eut du spectacle et de l’imprévu car personne ne se doutait que le bestiau était capable d’établir des records d’apnée. Se débattant en laissant quelques plumes dans les mains avides des nageurs qui croyaient le tenir, il virait à quatre-vingt-dix degrés, plongeait et restait un long moment sous la surface tandis que nos concurrents se demandaient, pendant d’interminables secondes, quelle sorcellerie le faisait disparaître à droite alors qu’il réapparaissait en caquetant et battant furieusement des ailes à gauche de la barque.

Bref, il réussit à gagner les joncs de la berge et fut perdu pour tout le monde. La musique joua  » de profoundis «  et Guy lança le dernier canard devant un jeune de Douelle qui eut tôt fait de l’attraper sous des salves d’applaudissements, dont une partie seulement lui étaient destinés. L’honneur était sauf et Sylvaine, dont la buvette avait beaucoup travaillé cette année, nous prépara un bon réveillon.

Il n’y a plus de course au canard à Caillac, et la vie a dispersés la plupart de nous, André nous a quittés, mon Père repose dans le champ de Mr Pévré qui est devenu le nouveau cimetière ou tous ses amis l’ont accompagné une dernière fois en quatre vingt seize. A côté de sa maison de marbre se trouve celle des Montet. Lorsque je vais lui faire une visite, je pense que les vivants qui l’ont connu ont une pensée pour lui quand ils vont se recueillir auprès des leurs. Il est entouré des champs qu’il a travaillés et il surveille sa vigne qui est à quelques mètres de son caveau.

Je sais aussi que ceux qui ont fait leur vie hors de Caillac, Gervais, Nicole, Jean-Pierre, Guy, Jean, Suzy,… sont propriétaires, dans ce village, de souvenirs qui leur donnent droit, comme moi, à une double citoyenneté.

Bernard DAVIDOU
réécrit en 02/2005

(premier texte en 96  » La double citoyenneté « ).

L’enfant du Blagour

Devant elle, la Borrèze coule, abondante, généreuse. Marguerite, contourne le gouffre profond et large du Blagour qui la terrifie. Sa couleur vert émeraude l’hypnotise, à chaque passage, elle craint d’être engloutie dans les fonds profonds du gouffre.

D’un pied leste, elle descend la pente de la source de la Castinière. Le murmure de l’eau chante à ses oreilles. Des branchages, doucement, langoureusement, voguent sur l’eau, le lit de la rivière est tapi de verdure. Les bosquets de cornouillers et de sureaux noirs sur le rivage sont touffus, épais, si elle y entrait, si elle s’y cachait ! elle serait si bien à l’abri des regards, sous la fraîcheur des branchages.

Il lui suffirait d’attendre, ne plus rien entendre, ne plus rien voir, simplement contempler cette eau voyageuse, calme et sereine. Mais Marguerite sait que tout cela lui est interdit, ce n’est qu’un rêve.

Annette SOURZAC La font trouvée 19600 Nespouls anette.sourzac@wanadoo.fr

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Si elle est là dans ce cadre merveilleux, ce n’est pas pour le plaisir d’une promenade insouciante comme font les grandes dames reçues au Moulin du maître.

Si elle est là, au bord de cette rivière enchanteresse, où, l’eau est claire et limpide, cette eau qui la berce et lui fait oublier son chagrin, c’est pour emplir ses deux seaux et les ramener, sans en perdre une précieuse goutte, au Moulin du Blagour.

Malgré tout, descendre à la corvée d’eau, pour elle, est toujours un grand plaisir.

Elle sait qu’elle pourra, malgré le travail, grappiller quelques précieuses minutes de liberté, rien qu’à elle, loin des regards des autres serviteurs, loin de la grosse Mathilde qui ne la quitte pas des yeux et dont la main est si leste lorsqu’elle n’est pas rapide à la tâche.

Elle sait qu’elle pourra s’abreuver à satiété de la lente descente de la rivière, s’imaginer au fil de l’eau tel un minuscule fétu de paille, voguer et valser, insouciante.

Mais elle sait aussi qu’il lui faudra repartir, chargée de ces énormes seaux de bois si lourds, emplis de cette eau souveraine, les amener à la cuisine pour Angéle la cuisinière, et reprendre son service. A dix ans, elle a déjà un long passé de travailleuse.

Placée par ses parents au Moulin depuis ses six ans, elle a nourri poules, canards, oies et les imposants dindons qui la terrorisaient. Au fil des jours, les travaux se sont enchaînés plus durs, plus longs les uns après les autres.

Elle a appris à être à la disposition des maîtres du lever au coucher du soleil en échange de la nourriture, d’une vieille robe retaillée dans celle d’une servante, d’une paire de sabots et d’un sac de grain à chaque saison pour ses parents.

C’est sa vie, servir, travailler loin des siens pour le Vicomte de Turenne à qui appartiennent les terres. Sa mère, une fois par mois, vient la voir en se rendant à la foire de Souillac, sur le seul âne qu’ils possèdent ; elle n’hésite jamais à faire un grand détour des Malherbes au Blagour pour embrasser sa fille, sa petite, sa dernière d’une longue fratrie. Mais combien de ses enfants sont morts, si jeunes, de faim, de maladie ? Seul l’aîné demeure à la ferme pour les aider, le seul qui héritera de ce maigre lopin de terre, dont il deviendra comme son père, son grand-père et ses aïeuls, l’esclave devant s’acquitter des lourds impôts royaux.

Leurs terres de Malherbes qu’ils labourent, appartiennent aux abbés de Souillac. Il faut assurer la corvée, leur donner des journées de labeur, leur porter le grain pour la Saint Julien, économiser les écus d’or à donner encore pour la Sainte André sans oublier d’amener la volaille à Noël et ainsi s’acquitter des redevances exigibles par les riches abbés, qui vivent dans la magnificence et non comme de simples pécheurs.

Marguerite égrène ses maigres souvenirs en remontant vers le moulin, un frisson la parcourt. Noël 1574, c’était, il y a quelques semaines, elle se souvient de la chaleur du feu de la cheminée, du retour de la messe de minuit où ses sabots de bois claqués sur la terre gelée. Puis,de fil en aiguille, lui reviennent en mémoire, les histoires racontées par son aïeule à la veillée, le soir au coin du feu, elle était si enfantou mais ces paroles l’ont marquées à jamais.

Sa grand-mère lui contait des histoires de loup rodant le soir au fond des combes profondes, des loups qui hurlaient à la lune, quand le vent soufflait si fort, des loups qui s’approchaient des maisons, qui entraient dans les bergeries et choisissaient leur proie parmi le maigre troupeau.

Annette SOURZAC La font trouvée 19600 Nespouls anette.sourzac@wanadoo.fr

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N’a-t-on pas dit qu’à Borréze, un enfanceau fut arraché du berceau par une louve ? Pourvu qu’elle ne croise jamais ces yeux jaunes fendus, cette mâchoire carnassière, quand elle garde les quelques chèvres de Maître Maure sur les hauteurs de la Chapelle Haute.

A chaque fois, elle prend bien garde de ne pas s’asseoir trop prés des fourrés de chèvrefeuille et de prunelliers, de peur d’être happée par une bête malfaisante.Sortant de sa rêverie, elle arrive enfin au Moulin, quelle effervescence ! une vraie ruche !

Hommes, femmes, enfants, courent en tous sens. Malgré le froid vif du dehors en ce mois de février, la sueur perle au front de chacun.Il leur faut obéir aux ordres, courir et ne rien oublier, demain est un grand jour, jour d’épousailles de Jeantou, fils de Jean Maure, maître du Blagour et de Pétronille.

Le mariage sera célébré à la paroisse de Reyrevignes, lieu de naissance de la jeune épousée mais la fête aura lieu au Moulin. Marguerite attend avec impatience ce moment, une noce ! Pensez-donc !

Il y a eu tant et tant de misères ces dernières années, tant de hameaux abandonnés, tant de maisons fermées, la grande peste a tuée de si nombreux villageois. Un mariage c’est une grande joie et un grand espoir d’avoir de la descendance, de ne pas voir sa lignée s’éteindre.

C’est aussi la promesse de manger pour une fois à sa faim, d’oublier les ventres vides, de ne pas les entendre gronder. Maître Maure montrera sa richesse à la future belle-famille de Jeantou. Rots, viandes et poissons seront apprêtés avec grand soin par Angèle et les servantes en cuisine, trois jours de liesse et de bombance, où l’on chantera et dansera jusque tard dans la nuit.

Les odeurs qui envahissent déjà les cuisines font saliver Marguerite.Elle se précipite dans la cuisine, pose ses lourds seaux d’eau, espérant pouvoir chaparder un peu de pain sorti du four, la douce mie fond déjà dans sa bouche. Mais c’est sans compter sur la vigilance de Mathilde, qui, malgré l’excitation qui règne dans la cuisine, a les yeux partout, et ne rate jamais l’occasion de rabrouer Marguerite.

La petite, alors qu’elle saisit une miche de pain odorante, sent une rude poigne s’abattre sur son épaule :
– Que fais-tu là, fainéante ? Va me chercher de l’eau au ruisseau, j’en ai grand besoin pour nettoyer et faire briller la salle de réception choisie par le Maître, le puits ne suffit pas, et nul besoin de gâcher une eau si claire pour laver les sols. Allez, va, souillon !

Oh ! si elle pouvait, elle étranglerait cette vieille chipie qui l’a prise en grippe dés le premier jour. On dit que Mathilde n’aime pas les enfants, qu’elle n’a jamais convolé en justes noces mais que les colporteurs qui passent dans les villages ne la laissent pas indifférentes ; on dit aussi que la Mathilde a tant de fois utilisée de l’herbe à la rue pour faire disparaître de son ventre l’enfant qui poussait.

Annette SOURZAC La font trouvée 19600 Nespouls anette.sourzac@wanadoo.fr

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Marguerite reprend vaillamment ses récipients en bois pesants et redescend vers la rivière. Alors qu’elle plonge le premier dans l’eau limpide, elle entend un étrange bruit, là, venant des fourrés de noisetiers. Des pas font craquer les feuilles d’automne qui tapissent le sous bois.

Elle sent une présence, elle devine un regard posé sur ses gestes. S’agit-il d’une bête sauvage qu’elle aurait surprise ? Les bêtes s’abreuvent à l’aube ? où peut-être est-ce une bête blessée ? Peut-être même un loup ?

Déjà, elle ôte ses sabots de bois pour les claquer l’un contre l’autre, espérant que le bruit ferait fuir l’animal sauvage. Marguerite frémit et repense à toutes ces histoires racontées, d’enfant esseulé, dévoré ; ou du mauvais génie sorti tout droit du gouffre de Blagour, si profond.

Ne le voit-on pas, à certaines périodes, rejeter de grandes gerbes d’eau à plusieurs mètres de haut, tandis que les paysans du Boulet voient eux leur source se tarir brusquement !

Quelle diablerie peut-il bien se cacher dans les profondeurs de ce gouffre ? Elle a peur mais malgré son effroi, elle scrute les buissons, elle aperçoit une ombre. Marguerite ne fait plus un geste, tétanisée, son esprit est gourd, ses jambes paralysées. Elle est là, inerte, fixant du regard les arbustes.

A travers les branchages, elle distingue maintenant une masse sombre, puis, tout à coup, alors que l’esprit lui revient, alors qu’elle s’apprête à s’enfuir en hurlant, une main se pose sur son épaule, son cœur bat la chamade, ça y est, sa dernière heure est venue, elle va être emportée dans les ténèbres à jamais.

Mais, cette main ne la tire pas de force vers les sous bois, non, cette main est posée là doucement sur son épaule, en se retournant, elle découvre une main d’enfant pas plus grande que la sienne. Marguerite est nez à nez non pas avec une sorcière ou un démon de l’enfer mais face à un tout jeune garçon aussi terrorisé qu’elle.

De sa main libre, il pose un doigt sur sa bouche :
– Chut ! ne crie pas, je t’en prie.

Marguerite dévisage l’enfant qu’elle voit enfin, en pleine lumière. Ses joues portent des traces noires de suie, ses genoux sont écorchés, sa tignasse blonde en bataille :
– Mais qui es-tu ? Je ne t’ai jamais vu ici au moulin, pourquoi te caches-tu ?
– Chut ! ne dis rien, je t’en prie, je suis Antonin de Bourzolles, je me suis enfui, ne sais-tu rien ? N’as-tu pas vu la fumée monter dans le ciel à l’horizon ?
– Non, que se passe-t-il ? De quel enfer reviens-tu, noir de fumée ?
– Oui, il s’agit bien de l’enfer, j’étais à Souillac avec les troupes de Baron de Gourdon.

Mon père a choisi son camp, nous sommes de la Nouvelle Religion, nous n’acceptons plus d’être saignés par ces nobles et ces prêtres qui bafouent le Seigneur. Ils paradent et dilapident en cérémonies majestueuses ce que nous arrivons si difficilement par notre labeur à arracher à la terre.

Hein ! tu es de la Prétendue Nouvelle Religion ?

-Ne crains rien, je ne te ferai aucun mal, je ne suis pas fier du tout d’avoir vu tout ce que mes yeux ont vu. Certains ont pillé l’abbaye, excédés par les razzias menées par vous les catholiques. Durant l’échauffourée, des souillagais se sont réfugiés dans l’église Saint Martin, un des lieutenants du Vicomte de Turenne, pris de folie, a donné l’ordre de mettre le feu à la poudre placée sous un pilier du beffroi. C’est horrible, les gens criaient, hurlaient. Je n’ai plus vu mon père, je me suis sauvé, je ne pouvais plus supporter de voir tant de morts, de blessés, les hommes s’enivraient du sang de leurs victimes, jamais, je n’ai voulu cela, je te le jure.

-Souillac brûle ! vous avez attaqué Souillac mais qu’avons-nous fait, nous les catholiques pour mériter pareille haine et semblable châtiment ? N’aimons-nous pas le même Dieu ? N’implorons-nous pas le même Christ ?

– Pardonne les miens, j’ai tellement honte.
– Les catholiques vont vouloir venger leurs morts, dés que vos troupes auront rejoint Gourdon et Turenne, vous, de Bourzolles allez être à la merci des nôtres, tu dois te cacher, ne retourne pas chez toi.
– Me cacher ? Mais ou ? Comment survivre et pourquoi ? Mon père a du tomber, blessé, est-il encore de ce monde ? Et ma mère ? Qui la protégera maintenant ?

Marguerite découvre devant elle, un enfant, triste, abattu, vulnérable. Elle, qui subit, chaque jour, l’injustice, la méchanceté, qui est impuissante face à ces adultes sans cœur à qui elle doit obéissance, ne doit-elle pas aider ce gamin entraîné dans cette guerre ?

– Ecoute, Antonin, ne perd pas courage, ta mère va avoir besoin de toi et de tes bras pour survivre, je vais t’aider et te cacher. Quand je garde les chèvres là haut sur les hauteurs, j’ai bien le temps et crois moi, des cachettes, j’en connais plus d’une, même si je ne les ai pas toutes visitées, je connais les entrées, personne ne monte là haut, à part quelques genévriers et des chênes, rien ne pousse. Tu verras, tu seras en sécurité, tu attendras. Au moulin, tout se sait, je te donnerai des nouvelles des tiens.

Demain, c’est la noce du fils du Maître, les invités sont de Reyrevignes où beaucoup de protestants vivent, j’écouterai et je te dirai.

– Qui es-tu, fille si courageuse de m’aider, moi le parpaillot ?

– Je suis Marguerite des Malherbes, j’ai été placé par mes parents trop pauvres pour me nourrir. Mais je ne leur en veux pas, j’attends, je me prépare et un jour, je m’en suis fait la promesse, je m’enfuirai, je partirai de ce maudit moulin où je n’existe pour personne. Allez, viens, assez parlé, cache-toi dans les fourrés, je porte ces seaux en cuisine et je viens te rejoindre, il y a tant de va et vient aujourd’hui que personne ne remarquera mon absence, je dois simplement éviter de croiser le chemin de la grosse Mathilde.

Antonin se terre dans les bosquets, il suit du regard Marguerite qui s’éloigne sur le chemin de la berge. Peut-il lui faire confiance ? Elle est catholique, il est protestant, aura-t-elle pitié de lui, dont les siens n’ont montré aucune clémence envers ceux de son église ? Mais quel autre choix a-t-il ? Il est si fatigué, des images le hantent, les cris des insurgés raisonnent sans fin dans sa pauvre tête.

Comment arrivera-t-il à oublier tout ça ? Et son père ? Où est-il ? S’il est vivant, le cherche-t-il ? Dans la matinée, profitant de l’effervescence, Marguerite rejoint Antonin. Il est au même endroit, recroquevillé, endormi.

– Antonin, Antonin, c’est moi, Marguerite, n’aie pas peur ; tiens, j’ai réussi à prendre une miche de pain, mange, tu en as besoin.

Antonin se saisit de la tourte encore chaude et en arrache des morceaux qu’il avale goulûment. Marguerite est rassurée, si grande faim montre l’appétit qu’Antonin a pour continuer à vivre malgré les épreuves qu’il vient de traverser.

– Suis-moi, Antonin, nous allons monter cette colline, je t’emmène à la « grotte de la roche percée », tu y seras à l’abri et je t’y rejoindrai dés que je pourrai.

Les deux enfants empruntent le chemin tracé par les sabots des chèvres, à mi-hauteur, ils contemplent la vallée. Les champs de chanvre nus, leurs sillons bruns hachés de pierres blanches, couvrent la plaine. Au-dessus de Souillac, des volutes de fumée noire montent encore dans le ciel.

Marguerite presse Antonin, le tocsin des églises sonne. Elle prend un petit sentier vers la gauche. Antonin découvre l’entrée de la grotte, il y pénètre.

– N’as tu pas peur, Antonin ?
– A part, une bête sauvage venue s’y réfugier, nous ne trouverons rien d’autre, ne t’inquiète pas, répond-t-il.
– Ne crains-tu pas un démon ou une diablerie ?
– Tu écoutes trop les sornettes des calottés, Marguerite, ils vous tiennent dans l’ignorance et la crainte pour mieux vous asservir. Ne crains rien, je te dis, viens.

Antonin s’enfonce dans la grotte, l’entrée est grande, il contourne quelques rochers.
–Voilà, je serai bien ici, je t’attendrai Marguerite.

A cet instant, quelques jappements s’échappent des jupes de Marguerite.
– Qu’est ce que c’est ? demande Antonin sur la défensive.
– N’aies pas peur, Antonin, regarde.

Marguerite soulève son caraco. Dissimulé dans les plis de ses vêtements, apparaissent deux yeux marron et une truffe, un petit chiot lui lèche les mains.

– J’ai crains que tu ne t’ennuies, seul ici, que de mauvaises pensées te viennent. Regarde le, je l’ai appelé « Sans Foi » parce quelle que soit la main qui la caresse au moulin, huguenote ou catholique, il est heureux, il jappe, se retourne, tend ses petites pattes et son ventre aux caresses ; il est sevré, il te tiendra compagnie et te préviendra en cas de danger, même s’il ne peut pas encore te défendre, il te protégera.

– Je n’ai besoin de personne pour me défendre, je sais me battre, je ne suis pas un lâche, répond Antonin, vexé.
– Je sais tout cela, Antonin, mais face à des hommes armés, que feras-tu ?

Antonin baisse les yeux, Marguerite pose sa main sur sa joue :
-Personne ne vient jamais ici, il faut attendre et tu pourras rejoindre Bourzolles ensuite.

Marguerite redescend par le sentier escarpé, sa longue jupe s’accroche aux bosquets épineux. En arrivant au moulin, elle butte sur Mathilde, celle-ci la suit des yeux, un moment, soupçonneuse.

– D’où viens-tu ? Crois-tu que l’heure est à baguenauder et te promener comme une princesse, cours en cuisine aider Angèle qui ne sait plus où donner de la tête.

Docile, Marguerite rejoint la cuisine. Des grosses marmites ventrues fument, chuintant dans l’âtre. Angèle a les joues si rouges qu’on la dirait prête à exploser. Des marmitons courent en tout sens, les lingères passent les bras chargés de belles nappes blanches, odorantes de lavande.

Des commis de marchands venus de Souillac déchargent les vivres et victuailles qui ne sont pas produits à la ferme : vins de Bordeaux, quelques rares épices et gâteries, dragées qui seront présentés pour montrer la richesse du Maître.

Marguerite surprend leur conversation :
-Tout est en feu !
-Des morts, des blessés !
-L’église Saint Martin est détruite !
-Il faut nous venger !
-Les Huguenots sont repartis chez eux, les bras chargés de morts !
-Qu’ils brûlent en enfer !

Marguerite épluche les légumes et ne perd pas une miette des informations qu’elle récolte. Les hommes sont en colère, leurs paroles pleines de fiel et de vengeance.

Quand trouveront-ils la paix ? S’ils apprenaient qu’elle cache un traître à leur cause, quel sort leur réserveraient-ils ? Que deviendrait-elle ? Mais peut-elle trahir Antonin ?

Au cœur de l’après midi, après s’être rassasiée d’une soupe et d’un quignon de pain dur, Marguerite profite d’un moment d’accalmie pour disparaître discrètement. Avant de prendre le sentier menant à la rivière, elle s’assure que Mathilde n’est pas dans les parages. Son instinct lui souffle de se méfier de cette mégère.

Elle escalade la colline, une cruche d’eau sous le bras, mais arrivée sur les hauteurs du plateau, alors qu’elle se hisse en s’accrochant d’une main aux rochers, elle découvre à hauteur de ses yeux, deux pieds chaussés de sabots, un bas de robe qu’elle reconnaît immédiatement, c’est la jupe de Mathilde.

La méchante femme la fixe du regard, bras à la taille, le regard mauvais.
Marguerite tremble, quel mensonge inventer pour expliquer sa présence ici, loin du moulin ? Heureusement, pour mieux s’agripper aux rochers, elle a déposé sa cruche d’eau dans les herbes, pourvu que Mathilde ne la découvre pas.

-Que fais-tu là, fainéante ? Retourne au moulin tout de suite avant que je ne trouve une branche de noisetier et que je t’en fouette pour te raviver les sangs.

Marguerite ne dit mot, heureuse de s’en sortir si facilement, elle descend le sentier à vive allure. Impossible pour elle maintenant d’échapper à la vigilance de Mathilde.

Pourvu que « Sans Foi » ait averti Antonin de la présence de Mathilde. La journée passe en d’innombrables corvées : amener du bois, frotter les parquets, nettoyer les étables, nourrir les bêtes. Les conversations ne bruissent que des événements de Souillac. D’heure en heure, les informations les plus folles circulent. On dit que les protestants en se repliant ont abattu toutes les croix des chemins.

Certains parlent de s’armer et de poursuivre ces mécréants. Maître Maure est inquiet, le mariage pourra-t-il avoir lieu ? Pourront-ils se rendre à Reyrevignes sans craindre d’être attaqués ? La nuit tombe vite en février, obligeant chacun à rejoindre son lit à l’heure des poules.

Seul, le Maître peut s’offrir le luxe de brûler une chandelle que l’on aperçoit vacillante à travers le carreau des fenêtres en verre grossier du moulin. Dans l’étable, dans la chaleur des bêtes, les servantes dorment sur un matelas commun de paille. Marguerite peine à s’endormir malgré sa fatigue. Elle imagine Antonin, sans nouvelle, seul dans sa grotte, sans rien à boire ni à manger.

La pensée de « Sans Foi » aux côtés du jeune garçon l’aide à trouver enfin le sommeil. Demain, à l’aube, elle montera là haut et tant pis si elle est punie ou battue. Le jour pointe, le coq vient juste de chanter, le froid est vif, Marguerite sort du moulin, sur la pointe des pieds. Sa cape de drap noir se fond dans le paysage.

Elle arrive au plateau à bout de souffle, les joues rouges, elle entre dans la grotte :
-Antonin, Antonin, montre-toi, c’est moi, Marguerite.

Le garçon s’approche, suivi de « Sans Foi ».
-Excuse-moi, je n’ai pas pu venir hier.
-Mais si, tu es venue, hier, j’ai trouvé ce sac avec des pommes, des noix, un morceau de lard, du pain et cette cruche d’eau à l’entrée de la grotte, c’est bien toi qui as déposé ces provisions ?

Marguerite reconnaît la cruche d’eau, c’est celle qu’elle a abandonnée hier dans les fourrés et ce sac porte la marque du moulin.

Quelqu’un au moulin est au courant de la présence du fugitif caché dans la grotte, mon Dieu ! Mais ce quelqu’un est prêt à aider le fuyard qui s’y cache, il lui a laissé de quoi se ravitailler. Mais qui cela peut-il être ?

La seule personne que Marguerite ait vue, c’est Mathilde. Mathilde saurait-elle quelque chose ? Aurait-elle compris ? Va-t-elle les dénoncer ? Pourquoi ce sac de nourriture ? Peut-être voulait-elle voir si quelqu’un le prenait ? C’est un piège !

Marguerite fait part de ses réflexions à Antonin.
-Mais non, Marguerite, tu te fais des idées, si cette personne voulait me dénoncer, je serai déjà prisonnier, je te dis que cette personne veut aider les fuyards, je ne dois pas être le seul à me cacher et avoir besoin d’aide. Ne t’inquiète pas, notre foi se propage, nous avons beaucoup d’amis.

Tout en parlant, Antonin caresse la roche, du bout des doigts, il suit un sillon creusé dans la veine.
-Qu’est ce que c’est ? demande Marguerite.
-C’est un cœur à l’envers que j’ai gravé pour m’occuper les mains et marquer ainsi mon passage, c’est un signe de reconnaissance entre nous, les protestants.

Marguerite à son tour suit de son doigt le sillon tracé. Antonin ne dit rien, il saisit les deux cailloux dont il s’est servi pour marquer la roche. Il frappe, à petits coups précis et réguliers, il trace un cœur à l’endroit pointe en bas auprès du premier cœur :
-Celui là est pour toi, Marguerite, le cœur des catholiques, parce que tu m’as aidé et que jamais je ne t’oublierai.
-Ce sont nos cœurs, Antonin, nos deux cœurs, l’un à côté de l’autre pour toujours, jamais rien ni personne ne pourra les effacer.

Lentement, Marguerite se lève, elle descend vers le moulin sans se retourner, laissant Antonin, songeur face aux deux cœurs gravés. Marguerite est prise par la frénésie des préparatifs du mariage, la matinée suffit à peine à finir les dernières tâches.

Le cortège de la noce se met en route, le marié en tête, marchant sous les quolibets et plaisanteries, la lente procession se rend à pied à Reyrevignes. Un attelage tiré par un mulet les suit, de longs branchages d’épineux entremêlés à quelques rubans le décorent. Dans le convoi, Marguerite aperçoit Mathilde mais elle évite son regard qu’elle sent peser sur elle.

Arrivés à la paroisse Sainte Madeleine de Reyrevignes, les invités entrent dans l’église. A l’autel, la mariée attend son futur époux, agenouillée devant la piéta. Le fiancé s’agenouille à côté de sa promise.

Le prêtre prononce les paroles sacrées unissant Jeantou et Pétronille, promis depuis leur enfance l’un à l’autre, devant leurs parents, parrain et marraine. La mère de la mariée est décédée en couches depuis de longues années.

Le prêtre inscrit dans le registre de la paroisse la date du mariage, les noms des mariés, parrain et marraine, puis, il fait signer les témoins. Seul, Maturin Roux, le parrain du marié signe de son nom. Les autres tracent leurs initiales sous la mention écrite par le prêtre : « n’ont pas signé pour ne savoir ».

Marguerite s’approche du registre, elle n’a jamais vu de lettres tracées, elle trouve cela très joli. Maître Maure lance quelques écus devant le porche de l’église, les enfants se précipitent, Marguerite en saisit un qu’elle tient fermement dans son poing serré. Le cortège repart vers le moulin, les chants, la cornemuse et le pipeau les accompagnent.

Les mariés arrivent au moulin dans la carriole sous les vivats. Les tables sont mises, la soupe est servie dans des assiettes en faïence bleue sur de belles nappes brodées blanches. Marguerite sert les invités, les plats se suivent. Les convives rient et chantent.

Elle a grande faim, elle attend avec impatience le moment où à leur tour les serviteurs pourront se restaurer et profiter des largesses du maître en ce jour de noces.

Marguerite dérobe une cuisse dodue de poulet, deux fromages de brebis, elle les place dans un foulard qu’elle s’empresse d’emmener à Antonin. Arrivée à la grotte cachée, elle déballe son festin devant Antonin, ravi. « Sans Foi » lui lèche les doigts quémandant l’os de ce merveilleux morceau de poulet. Marguerite rit et s’amuse des pantomimes du chiot.

Elle se sent si légère aujourd’hui malgré le travail fourni, c’est jour de fête et de bombance, demain encore ils mangeront à leur faim.

Antonin la regarde la mine austère.
-Quel dommage que tu ne puisses pas te joindre à nous, nous aurions ri et dansé ? lui dit-elle.
-Quelle histoire pour une simple union ! quelle perte de temps et quelles idioties que de se trémousser ainsi au son de la musique !

-Tu n’aimes pas danser, rire et t’amuser, Antonin ? Tu aurais du voir comme « la béluge » nous a fait rire de ses histoires !
-Tout cela est bien inutile, nous sommes ici sur terre par la grâce du Seigneur pour travailler, prier et ne pas gâcher notre temps précieux en bêtises.

Marguerite ne dit rien, décontenancée par la mine sévère d’Antonin.
Elle sort, d’une poche de sa jupe, la pièce ramassée sur le parvis de l’église.
-Tiens, Antonin, c’est pour toi, tu pourras acheter une indulgence et te faire pardonner tes péchés.

J’ai bien regardé, l’écu n’est pas rogné.
-Sacrilège, crie Antonin, en jetant la pièce, seule la foi sauve.
Marguerite ne comprend pas les réactions de son ami, sont-ils si différents ?
Comment pourraient-ils s’aimer alors qu’ils ne partagent pas les mêmes façons de penser ?

Les deux cœurs sur la pierre, pourquoi Antonin les a-t-il gravé ? La jeune fille se lève et quitte la grotte sans un regard pour Antonin. Triste et amer, elle prend le petit chemin qui la ramènera au Moulin. Soudain, elle est happée par une main qui la tire vers les buissons. Elle a juste le temps de pousser un cri avant qu’une main ferme lui couvre la bouche. Mais, l’étreinte se desserre, elle se retourne brusquement, le cœur battant, à ses pieds, étalée de tout son long, gît Mathilde.

Antonin l’a assommée :
-Je ne pouvais pas supporter de te voir partir en colère après moi, Marguerite ; j’ai voulu te rattraper quand j’ai aperçu cette femme qui levait la main sur toi, j’ai vu rouge, j’ai pris un bâton et je l’ai frappée.

Malgré ces fortes émotions, Marguerite est heureuse qu’Antonin l’ait suivie pour se réconcilier et surtout l’ait sauvée de cette mégère.
-Antonin, tu crois qu’elle est morte ? Mon Dieu ! qu’allons nous faire ?
-Ne t’inquiète pas, Marguerite, regarde, elle ouvre déjà les yeux, elle est simplement assommée. Tu la connais ?
-Oui, c’est la terrible Mathilde, je l’ai surprise, hier, à nous épier. Maintenant, elle sait, elle va nous dénoncer, qu’allons-nous devenir ?

Mathilde se tient la tête, un léger filet de sang coule le long de sa tempe :
-Ah ! misère ! tu n’y es pas allé de main morte ! ça m’apprendra à vouloir aider les autres ! Tu es là, toi, coquine ! dit-elle, en regardant Marguerite.

Marguerite devient livide à la pensée qu’elle la reconnaisse et la nomme, elle devine que Mathilde n’aura aucune indulgence pour elle et qu’elle tient sa vie et celle d’Antonin entre ses mains. Marguerite se jette aux pieds de Mathilde :

-Marguerite, pitié ! pitié ! ne dénonce pas Antonin, c’est encore un enfant !
-Ah ! Mademoiselle avec ses grands airs, réclame clémence ; Mademoiselle se croit au-dessus des autres, trop belle pour servir. Sournoise ! croyais-tu pouvoir échapper à ma vigilance ? Tes ruses, je les connais par cœur, moi aussi, j’ai été enfant, placée comme servante à l’âge où on a encore besoin de la douceur des bras de sa mère, à l’âge où on peut à peine traîner les lourds seaux, à l’âge où on tremble d’effroi, le soir sous sa maigre couverture. Qui a eu pitié de moi ? Personne !

-Ne faites pas de mal à Marguerite, c’est moi, le fautif, je suis Antonin de Bourzolles et…
-Je sais qui tu es, mon garçon, je t’ai cherché, crois-moi dans toutes les grottes, les forêts, les taillis à des lieux alentours.
-Mais pourquoi me cherchez-vous ? Si vous pensiez que je me cachais ici, pourquoi ne pas m’avoir dénoncé ?
-Moi ! vendre un des nôtres ! pour qui me prends-tu ? Une traîtresse, une félonne ?
-Comment Mathilde ? Vous êtes de la Nouvelle Religion ? s’écrie Marguerite.
-Bien sûr, petite, je vais au temple avec les autres, je n’ai rien dit pour ne pas perdre ma place,

Maître Maure m’aurait jetée dehors mais j’ai trop vu de vilenies faites par les « razés », ils pensent plus à s’amuser et s’enrichir qu’à prier. Isaac, le colporteur de dentelles m’a longuement expliqué la bible et j’ai choisi. Je connais le père d’Antonin et c’est lui qui m’a demandé de retrouver son fils, il l’avait vu s’enfuir, les yeux hagards comme fou.

-Mon père ! mon père est vivant ?
-Oui, petit, avec quelques autres, ils ont réussis à s’enfuir, emportant morts et blessés. Nous avons enterré quelques-uns uns des nôtres au lieu dit, « les trois pierres », qu’ils reposent en paix !
-Où est mon père ?
-Il se cache à Turenne, le temps que les souillagais oublient leur colère. Que Dieu fasse que l’on vive en paix, chacun libre de vivre sa foi au grand jour. Et toi ? Marguerite, ne vas pas nous donner !
-Je n’ai pas trahi Antonin, pourquoi irai-je vous dénoncer ?
-Parce que tu ne m’aimes pas !

Marguerite rougit, détourne le regard, ah ! c’est vrai qu’elle n’aime pas Mathilde et rien ne la fera revenir à de meilleurs sentiments pour elle.

-Marguerite, notre absence va se remarquer, on va nous appeler, nous chercher, il faut redescendre. Allez, hâte-toi, bougonne Mathilde.
-Antonin, que va-t-il devenir ?
-Ne t’inquiète pas pour lui, je veux prévenir les nôtres, ce soir, il sera près de son père à Turenne, à l’abri ; allez, dépêche-toi, lambine.

D’une main vigoureuse, Mathilde empoigne l’enfant qui n’a que le temps de se retourner.
Antonin lui crie :
-Je reviendrai, je te le promets.

De ce jour, Marguerite a appris la patience, elle guette sans fin le long chemin qui mène au Moulin, espérant en chaque visiteur, mendiant, colporteur ou prêcheur, reconnaître Antonin.

Elle flâne sur le bord de la rivière, rêvant, que d’un bosquet, surgisse son ami.
Souvent, elle monte le chemin escarpé jusqu’à la grotte, doucement elle passe son doigt sur les cœurs gravés dans la pierre, songeant à la promesse d’Antonin.

Mathilde est restée dure et sans pitié pour elle, sachant quel secret les lie l’une à l’autre, l’une servante de la Nouvelle Religion, l’autre aidant un fuyard.
Marguerite a attendu des jours et des jours, il n’est jamais venu.
Alors, seule, elle a décidé de tenir sa promesse.

Un matin, elle s’est levée, elle a pris quelques effets dans un morceau de toile qu’elle a noué. Sans se retourner, elle est allée sur le grand chemin qui la mènera à Turenne. A quelques mètres derrière elle, un grand chien noir, fidèle, la suit :
-En route, « Sans Foi », nous retrouverons Antonin.

Sylvie STAUB   Raconteuse d’histoires

© 2010, Reproduction interdite sans autorisation écrite des auteurs

Sylvie STAUB Le Soulage 46200 La Chapelle-Auzac 05 65 37 67 99
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Les illustrations sont d’ Annette SOURZAC La font trouvée 19600 Nespouls  anette.sourzac@wanadoo.fr

Petit conte de Noël pour les enfants de Calamane

par Bernard Davidou

En ce temps-là les maisons de Calamane étaient, comme aujourd’hui, agenouillées autour de l’église qui, reconstruite depuis, n’avait pas l’orientation que nous lui connaissons. L’éclairage municipal n’existant pas encore, le soir, les lueurs vacillantes des « calhels » (1) dans les cuisines donnaient au village l’allure d’un gros animal ventru et gris, aux multiples yeux clignotants, assoupi au pied du coteau.

Calamane

Comme chaque fin d’année de ce siècle de superstition, par une nuit de pleine lune, la bête, dont la tête orne encore de nos jours l’angle de la maison de Monsieur X.. (2), reprenait vie. Elle grimaça puis extirpa lentement son corps et ses pattes du calcaire gris de la pierre d’angle.Après quelques pas hésitants elle descendit « la carrière» (3) d’une allure plus assurée et commença son travail.

Elle avait reçu mission, lors de la création du village, de marquer les maisons du sceau invisible des malheurs qu’elles subiraient dans l’année à venir. Elle disposait pour cela de tout un assortiment de maladies ou autres mauvaises choses et pouvait aussi bien distribuer la sécheresse ou l’inondation que la famine ou la guerre.

L’éclat particulier de la lune ce soir là avait réveillé la bête malfaisante la nuit de Noël mais elle ne le savait pas. Elle fit donc le tour du village, marquant au gré de sa fantaisie les demeures cossues des laboureurs comme les humbles masures des journaliers qui ne vivaient que de leurs bras.

A cette époque la vie était dure pour tous et les années avaient presque toutes leur cortège de deuils et de misères. Les hommes qui survivaient s’en accommodaient malgré tout. Les Calamanais cependant supportent plus facilement l’adversité qu’ailleurs. En effet, les habitants de notre village ont toujours eu, pour faire face au malheur, un trésor qui existe partout certes, mais en moins grande quantité: Chez nous, chaque maison est un coffre-fort à tendresse.

Arrivée au terme de sa tournée sur le pont qui enjambe le « Reignac »(4) ayant épuisé son stock de malédictions pour l’année à venir, la bête, insensible au courant d’air glacial qui suit le cours du ruisseau, s’arrêta pour souffler un peu. Après que la cloche de l’église toute proche eut égrené et répété les douze coups de minuit, elle fut intriguée par un bruit qu’elle ne connaissait pas et qui s’échappait d’une maison avec une forte odeur de lard et de choux. Intriguée elle s’approcha et regarda à la fenêtre. Dans la salle sombre et enfumée, au coin de la cheminée, une vieille berçait un enfant tout en chantonnant et filant.

La lueur blême du foyer, l’éclairage hésitant de la lampe à huile et la tendresse du chant de l’aïeule donnaient au tableau une dimension que la bête ne connaissait pas. Alors, vaincue par l’émotion, elle mesura la vanité de son travail et, regrettant toutes ses mauvaises actions passées, se mit à pleurer. Depuis cette année-là, la bête reprend vie chaque nuit de Noël mais elle ne distribue rien. Si vous vous attardez dans les rues de notre village ce soir là, vous la verrez peut-être, après le douzième coup de minuit, qui essaye de voler dans nos maisons, un peu de notre tendresse à travers les rideaux de nos fenêtres.

(1) Calhel = Ancienne lampe à huile de noix.

(2) Maison PALOMARES où une tête grimaçante figure dans une pierre de l’angle ouest sur la rue principale du village : « la carrière » (carrièra en occitan).

(3) La carrière : Rue principale du village (en occitan une rue s’appelle la carrièra)

(4) Le Reignac est le ruisseau qui traverse le village.

Bernard DAVIDOU Sept 1981

 

Premier jour de vacances à Cézac

par Bernard Davidou

Partis la veille de la capitale, ils arrivèrent dans le milieu de la matinée. Quand ils eurent quitté la nationale vingt et qu’après quelques hésitations sur les départementales, ils découvrirent brusquement la vallée du Lendou et ils furent certains d’être arrivés.

Cézac

Tout était comme la lettre du propriétaire le décrivait : Les champs de tournesol dont les grosses fleurs rondes faisaient penser à la photo d’une foule dont les visages regardent tous dans la même direction, les maisons ventrues accrochées aux flancs de la vallée et dont les noms chantaient encore dans leur mémoire de citadins, Cabazac, La Tauche, Prat-mejes, Les Martis, Tré la font, parce que le propriétaire les leur avait donnés comme jalon de leur itinéraire…

Surpris par le changement d’allure de la voiture, le chien jappa réveillant l’aîné qui colla à la vitre des yeux ronds et pleins de sommeil. Il était près de dix heures et la chaleur montait doucement en ce premier jour de vacances.

L’église apparût enfin, coquette dans son écrin de verdure, éclatante de toutes ses pierres colorées par le temps et la mousse. Sur le pont qui enjambe le ruisseau, des enfants avaient posé leurs vélos. Assis sur le parapet, ils interrompirent leur dispute pour regarder passer la voiture dont ils remarquèrent l’immatriculation parisienne.

Après avoir cherché et s’être fait aider deux fois, ils trouvèrent le « gîte rural » dont la clé avaient été confiée au voisin la veille par le propriétaire. Ils prirent possession de ce qui allait devenir leur habitation pendant quatre semaines. C’était une vieille maison quercynoise ventrue, couverte de tuiles canal rouges et aux murs épais. Elle avait abrité, les anciens du village s’en souviennent, plusieurs générations d’honnêtes gens dont la lignée s’était éteinte.

Après en avoir hérité, un lointain parent l’avait sommairement remise en état pour en tirer un petit profit. Ils notèrent avec étonnement la grande cheminée aux lignes simples, l’évier de pierre et les lits de noyer, hauts et étroits coiffés du traditionnel édredon. Les enfants découvrirent la cave sombre et fraîche où le désordre des toiles d’araignées contrastait avec l’alignement des barriques, abandonnées là sous la garde d’une grande cuve et d’un pressoir.

Ca et là dans la maison comme dans ses dépendances, un « calhel » en cuivre, un fer de bœuf, une bêche ou un râteau édenté rappelaient que la maison avait été conçue pour une autre destinée et avait eu une vie qui semblait s’être arrêtée brutalement.

Les parisiens, sans bien comprendre la raison d’être de chacune de leurs découvertes, muets et respectueux, éprouvaient une certaine gêne à investir des lieux aussi étrangers, frais et silencieux. Le chien, qui, inquiet, les suivait pas à pas, indifférent aux sentiments qui les agitaient car dépourvu de leur imagination, promenait sa truffe humide sur toutes ces choses sans retrouver l’odeur des derniers représentants de son espèce ayant occupé les lieux.

C’est après le repas du soir, en rentrant dans leur lit qu’ils les découvrirent: Dans une photographie jaunie des années trente, oubliée au dessus de la porte de leur chambre était un couple de paysans. Le cadre rectangulaire supportait encore une vitre cassée selon la diagonale. Mari et femme étaient représentés en buste de face.

Selon la coutume quercynoise, un rameau de buis était accroché au dessus. Le visage carré de l’homme reflétait la force et l’assurance. Un sourire donnait un peu de chaleur à des traits qui, sans lui, auraient paru durs. Seul un nœud papillon, de circonstance pour la photo, dénotait dans le personnage. La femme était menue et ses traits très fins. L’ensemble de son visage s’harmonisait avec un modeste sourire qui semblait naturel.

Le couple inspirait une impression d’équilibre et de gentillesse et, quoi qu’il sembla fixer le lit qui avait été le sien, il ne paraissait ni étonné ni courroucé d’y voir des étrangers, tout au plus un peu résigné, comme s’ils avaient prévu et admis ce qui arrivait.

Vaincus par la fatigue, les étrangers éteignirent l’électricité, mais dans la lumière froide de la lune qui filtrait à travers les volets mal joints, ils virent longtemps les deux vieux qui souriaient dans leur maison qui s’endormait. Au dehors les cigales l’une après l’autre se taisaient. Les vacances venaient de commencer à Cézac.

Bernard Davidou – Août 1983

 

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