Costard trois pièces
par Bernard Davidou
C’était au temps ou l’informatique était un art pratiqué par des hommes qui connaissaient l’ordinateur qu’ils utilisaient dans ses moindres recoins. Certains étaient de vrais artistes qui se passionnaient pour leur machine et étaient capables d’accéder aux endroits les plus protégés du logiciel de base que le constructeur livrait avec celle-ci et qui s’appelle le système d’exploitation.
Ils étaient amoureux de leur « bécane » au point que quelques extrémistes passionnés du « bit » (binary digit pour les spécialistes) préférèrent divorcer que renoncer à passer leurs nuits à mettre au point des programmes, dans l’ambiance climatisée de la salle machine, bercés par le ronronnement de l’imprimante ou du lecteur de cartes perforées.
Il y avait, au début des années soixante-dix, à Rodez, un directeur d’une administration qui, tardivement, contracta ce virus.
Au terme de brillantes études de droit, il avait obtenu son doctorat avec félicitations. Au moment de rentrer dans la vie active, il aurait préféré faire de la poésie ou bien approfondir la connaissance qu’il avait déjà acquise de l’occitan. Les nécessités de la vie matérielle et les mondanités coûteuses de sa femme l’obligèrent à y renoncer. Il devint fonctionnaire ce qui lui permit de gagner correctement sa vie tout en préservant du temps libre pour l’une et l’autre de ses passions. Après quelques années horribles à Paris, il eut enfin l’opportunité de revenir dans son Rouergue natal avec le titre envié de directeur pour le département de l’Aveyron.
Il accueillit le premier ordinateur dans son service avec scepticisme. Après quelques mois il en reconnaissait l’intérêt pour produire plus vite et plus sûrement les divers documents, tableaux croisés et statistiques que ses subordonnés devaient fabriquer sous sa responsabilité. Bien que littéraire et donc plus enclin à la rêverie qu’à la rigueur nécessaire à ces machines, il était cependant tenté de chercher à comprendre son fonctionnement. C’est lorsqu’il reçut son IBM Série3 qu’il décida de voir comment ça marchait.
La machine avait été livrée, installé et mise en route par un jeune ingénieur technico-commercial frais émoulu d’une école renommée et du centre de formation d’IBM. Cheveux courts, sourire perpétuel, ni barbe ni moustache et l’obligatoire costume trois pièces cravate étaient les standards de présentation de ces promotions de jeunes. Ils rentraient à vingt trois ans, après une sévère sélection sur tests et entretiens, chez le premier constructeur d’ordinateurs au monde, à cette époque, comme on rentre en religion. Ils avaient foi en leur entreprise, persuadés d’être l’élite et assurés d’y passer toute leur vie professionnelle. Celle-ci en salaire et primes diverses, savait récompenser leur dévouement mieux que tous les autres employeurs.
Basé à Toulouse, rue Bayard ou était installé la direction régionale d’IBM, non loin des locaux de « La Dépêche », qui l’une et l’autre ont déménagé depuis vers les zones « high-tech », Christian TAURINES-PONCHARD, vivait mal son premier poste d’ingénieur technico-commercial au fond de notre province. Il attendait avec impatience que la direction du personnel lui accorde la mutation au siége parisien afin qu’il puisse enfin assouvir son immense ambition. N’aimant pas la campagne, il avait hâte de retrouver son appartement du 16ième arrondissement. Il était mal à l’aise avec ce directeur, que l’on disait très brillant et qui citait ses classiques ou bien déplaçait un rendez-vous au prétexte que ce jour-là « il tuait le cochon » et n’était pas disponible.
Le directeur était amusé par ce jeune qui avait l’age de sa fille et il l’invita à déjeuner au restaurant de « la tour mage » en lui disant : « Nous sommes en Occitanie ici et je vais vous prouver qu’on y mange aussi bien qu’en France » . Lorsqu’ils furent installés, dans cette maison réputée, sous le clocher de la cathédrale, il le fit parler. Après avoir avalé sans lui prêter attention un magnifique tripoux rouergat arrosé d’un somptueux vin de Cahors « domaine Eugénie », il dit son ambition et sa foi dans son employeur. Il conclut en disant « nous sommes le plus grand constructeur d’ordinateurs car nous sommes les meilleurs, vous avez fait le meilleur choix possible et IBM ne laisse jamais son client en panne ». Bercé par le ronronnement du ventilateur et déjà sous le charme de la digestion qui commençait, aux frais de l’administration, le directeur suivait avec amusement son discours.
Après le café, il continua en expliquant que, pour des raisons de rapidité, le tutoiement était de rigueur entre collègues même ne se connaissant pas. Il décrivit comment chaque agent était nommé, en abrégé par un « trigramme ». Cette habitude, souvent utilisée par les entreprises anglo-saxonnes, consistait à prendre la première lettre du prénom, la première et la dernière du nom lorsqu’il est simple ou la première lettre des deux premiers noms lorsqu’il est composé comme le sien: Ainsi, Christian TAURINES-PONCHARD, était-il désigné par CTP dans toutes les notes, documents ou compte-rendus qui le concernaient.
Le directeur avait l’habitude de rester tard le soir à son bureau. Dans la quiétude enfin retrouvée des grands bâtiments de la cité administrative déserte, il signait son courrier, préparait la journée suivante ou … relisait ses classiques et rêvait.
Ce soir-là, après le départ de ses subordonnés et du jeune ingénieur, il se remémorait avec délectation le tripoux et le discours de Christian avec amusement. Il se promit de vérifier si le mot « trigramme » existait dans le dictionnaire. Au fait, pensa-t-il subitement CTP, … CTP …, Christian ? ? ?, il n’arrivait plus à retrouver les deux noms accolés qui indiquaient une naissance bourgeoise. Il se souvenait simplement que le premier nom était d’origine terrienne et vraisemblablement rouergate ou quercynoise. Soudain un éclat de rire muet le secoua : CTP, CTP … Costard-Trois-Pièces, c’était amusant !
Il se ressaisit en pensant qu’il n’était pas très charitable envers ce jeune. Il décida que, vu l’écart d’age, il pourrait toujours se permettre de l’appeler Christian s’il ne retrouvait pas sa carte de visite.
Il ouvrit le manuel d’auto-formation à l’IBM série 3 en version anglaise, qu’il lui avait discrètement subtilisé et commença à l’étudier.
Comme prévu par le contrat de location de l’ordinateur, Christian passait une journée par mois, à Rodez, dans son service. Il consacrait la matinée à étudier la liste des anomalies de fonctionnement que la machine avait détectées et répertoriées dans sa mémoire. Il faisait ensuite les ajouts, modifications et améliorations du logiciel que , quelque part dans le monde, la compagnie avait décidé pour tous les ordinateurs du même type . Puis il lançait les programmes de test des différentes fonctions et organes périphériques. Invariablement, le système lui répondait le message en anglais qu’il attendait et Christian notait dans la « check-list » la conformité constatée. Vers midi le directeur venait s’assurer que tout allait bien et très souvent, quand son agenda le permettait, l’emmenait découvrir un nouveau restaurant ou une nouvelle spécialité. L’après-midi était réservée à l’assistance des programmeurs à qui il apprenait les astuces techniques et … les incitait à faire le plus de choses compliquées possible afin de saturer la machine et obliger ainsi son client à passer au modèle au-dessus.
Au bout de deux mois le directeur avait fini son auto-formation et savait réaliser des programmes et accéder à tous les recoins de la mémoire de la machine. Il lisait le binaire dans le texte. Après deux mois de plus et quelques nuit de travail, il pensait comme la machine, en binaire et était capable d’anticiper son comportement. Il ne disait rien de sa nouvelle passion. Ses informaticiens, qui soupçonnaient quelque chose, comprirent lorsqu’ après la compilation d’un programme, alors qu’ils attendaient le message anglais habituel « End of Compile OK », ils virent arriver « es acabat tant millour ». L’histoire fit le tour du service : Le Directeur avait « cassé » le compilateur. Il avait pénétré le saint des saints de la machine et avait changé le message anglais d’origine par celui en occitan qui signifiait que l’opération de compilation était terminée et que l’on pouvait s’en réjouir. Il avait réussi son coup la nuit précédente, à minuit vingt exactement, et, très fier de son exploit, caressé les boutons du pupitre de commande de la bête. Celle-ci, domptée, vaincue, avait répondu par une rafale de clignotements de son voyant lumineux « power on » puis s’était assoupie au pied de son maître.
Désormais les programmeurs ne disaient plus « Mon programme est compilé » mais « Mon programme es acabat » aussi naturellement qu’ils se disaient « Adiou » en se quittant le soir.
Lorsque Christian revint pour la prochaine maintenance, il posa sa mallette « Sansonnite » et sa montre « Seiko Quartz » sur la tablette du pupitre de l’ordinateur et ouvrit son stylo « Mont-Blanc ». Il déroula les divers contrôles prévus. Comme d’habitude, excepté pour le café de dix heures, personne ne vint le déranger. A midi trente il semblait soucieux et conversait depuis une demi heure déjà au téléphone. Ce jour-là, le directeur avait décidé de s’offrir un nouveau « tripoux rouergat », et était impatient d’aller déjeuner. A treize heures, redoutant que le restaurateur ait épuisé le plat, il ouvrit la porte de la petite salle machine et considéra la mine défaite de Christian :
– « Enfin que se passe-t-il, vous avez l’air d’avoir un sérieux problème ! »
– « En effet, Monsieur le directeur, j’ai un message inconnu. J’ai mis l’assistance technique de Paris sur le coup et on interroge les américains. Avec le décalage horaire ils dorment mais on est allé les réveiller».
Chaussant ses grosses lunettes le directeur regarda par-dessus l’épaule du jeune homme et sourit en reconnaissant son œuvre.
Il se mit au pupitre de l’ordinateur et en trois opérations rapides rétablit la situation.
Majestueusement il rangea les lunettes dans leur étui et lança à la secrétaire qui grignotait du bout de ses petits doigts aux ongles outrageusement peints sa salade dans une barquette translucide :
– « Sylvie, quand ces messieurs d’IBM Paris rappelleront, dites leur que le problème est résolu grâce à CTP. Notez bien s’il vous plait : C comme Christian, T comme TAURINES et P comme PONCHARD. Dites aussi que pour le remercier je l’emmène déjeuner ».
Puis se tournant en souriant vers le jeune et talentueux ingénieur il ajouta:
– « Mon cher Christian j’ai noté que vous aviez aimé notre tripoux rouergat, allons voir à la tour mage s’ils l’ont réussi aujourd’hui. »
Il était treize heures trente et, journée continue oblige, les salariés revenaient de la cafétéria. En croisant les deux retardataires dans le couloir ils se dirent que l’après midi risquait d’être courte car le Directeur avait un repas d’affaire dont la conclusion devait être bien engagée en faveur de l’administration, car il était hilare.
Bernard DAVIDOU (réécrit en 06/2004, premier texte en 93)
Je dédie cet amusement à mon ami Jacques F., éminent spécialiste de l’ IBM 38, quand nous étions jeunes ! !
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