par Bernard Davidou
Cette histoire m’a été racontée par mon père qui la tenait du sien. Notre lignée (je n’aime pas ce mot que les hommes de notre contrée emploient dans leur patois avec le sens de bois coupé pour aller au feu), franchit les millénaires en deux ou trois générations, mais nous avons l’habitude de compter les années, comme le font les humains, depuis la naissance du Christ.
Vous noterez que pour eux, il faut plus de trente générations pour un millénaire. Pour cette raison cette histoire s’est perdue dans leur souvenir. Je vais donc vous la restituer.
C’était au cours des années qui ont précédé l’an mille. Mon Grand-Père s’était pris d’amitié et de compassion pour un vieil homme qui vivait sur le causse de Calamane, non loin de notre terre de Berthot.
Il avait l’habitude d’écouter et observer la nature et appris ainsi le langage des végétaux et des animaux. Il avait avec mon aïeul, les soirs d’hiver, de longues conversations silencieuses empreintes de cette sagesse qui nous est naturelle, mais qui, disait mon ancêtre, est exceptionnelle chez les humains.
Peu avant l’an mille, les hommes avaient, à Paris, un roi qui s’appelait Robert II. Il était fils et successeur de Hugues CAPET fondateur de la dynastie. Malgré sa grande piété, il s’était mis en tête de divorcer de la belle Rozala, fille de Béranger roi d’Italie, pour épouser sa cousine Berthe veuve d’un petit comte de province (dont il était fort épris malgré ses grands pieds).
Bien que son comportement et son assiduité aux offices lui aient valu le surnom de » Robert le pieux « , il aimait la compagnie des filles. Il se maria une troisième fois quelques années plus tard. Le pape menaçait Robert d’excommunication (ce qu’il se résolut à faire finalement) et l’affaire, avec l’anarchie dans laquelle se trouvait le royaume et la réputation de fainéantise que s’étaient forgé les rois précédents, occupait les conversations des hommes de toutes conditions.
A cette époque, où les rares et courtes périodes de paix et de relative prospérité alternaient avec la barbarie de la guerre, les famines ou les épidémies, tout était sujet de pessimisme et raison de désespérer pour le vieillard qui, de plus ayant perdu ses enfants en bas age, était persuadé que tous ces signes annonçaient avec la fin du millénaire, celle de son espèce et des temps. Cet avis, disait-il, était partagé par ses semblables qui déploraient, eux aussi, le relâchement général des mœurs et de la religion.
Nous avions encore, en cette fin du premier millénaire, la suprématie sur la forêt qui s’étendait sur la presque totalité du royaume. Le » Mas del Leu » était habité par des loups qui lui avaient donné son nom. Des moines avaient repris une vieille villa gallo-romaine à » Bouydou » et s’occupaient à reconstruire et défricher, abattant à grands cris nos cousins issus des glands que les animaux avaient disséminés aux quatre coins du causse. La cloche de leur chapelle égrenait les heures de la journée.
La beauté de cette nature presque vierge que le soleil réinventait chaque matin, le travail des hommes et leurs efforts pour coloniser cette terre qui leur était destinée depuis la bible, tout était pour mon grand-père motif de joie, d’émerveillement et de confiance.
L’homme l’écoutait poliment sans le croire ou partager son assurance dans l’avenir.
Au fil des jours, il espaça ses visites , les rhumatismes, la vieillesse l’empêchaient de rendre visite plus souvent à son ami. Puis il ne vint plus et le glas de Calamane porté par le vent mauvais du nord renseigna mon grand-père sur les raisons de son absence.
Mon aïeul resta seul, pleurant son ami de toutes ses feuilles. L’an mille tant redouté vint puis disparut et avec lui les terreurs des hommes. Le défrichement timidement engagé s’amplifia, les terres vierges mises en culture, les nouvelles techniques d’assolement triennal, d’attelage par joug frontal permirent le développement de la population. Les hommes oublièrent la terreur de l’an mille.
Peu après on vit s’installer à Berthot un jeune couple avec un petit prince blond comme le blé qui désormais remplaçait la broussaille et les bois.
Le vieillard avait eu tort de penser que le temps allait s’arrêter et qu’il n’aurait pas de succession. Les hommes, dés qu’ils eurent repris espoir perdirent l’habitude de parler aux chênes, mais nous continuons à les observer et les aimer.
Si l’an deux mille ou Internet vous font peur, retrouvez notre langage, venez me voir, je vous l’apprendrai : Je suis le gros chêne de Bayonnet sur le bord du plateau. Je vous connais tous, le soir je contemple les lumières de vos maisons du haut de Calamane mais aussi des villages environnants que sont Espère, Mercués, Douelle, Caillac ou Saint-Henri, Saint Pierre la Feuille …. (en étirant beaucoup mes plus hautes branches j’arrive à voir le bourg de Calamane et Nuzéjouls).
Venez vous asseoir entre mes racines, je vous apprendrai l’optimisme.
PS : Je dédie ce texte à Claudine, Jean-Pierre et leur petit prince blond.
Bernard DAVIDOU 6 décembre 1999
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