par Bernard Davidou
La canicule qui a sévi en deux mille trois et qui situa cette année parmi les plus chaudes et sèches du siècle, inquiète à juste titre les météorologistes, écologistes et toutes les personnes dotées d’un peu de bon sens. Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que si l’on regarde la distribution des années de canicule et sécheresse dans le siècle écoulé, on s’aperçoit qu’elles sont groupées sur la dernière décade.
Ceci signifie que les choses ne s’arrangent pas.
L’absence d’eau pendant plusieurs mois, au moment ou la végétation en a le plus besoin, risque de changer les paysages. La raréfaction des points d’eau et des herbes à des conséquences dans le monde animal et notamment le gros gibier. Celui-ci a proliféré dans notre département, depuis l’introduction par l’homme des biches et de cochon-sangliers. Ces derniers, plus prolifiques que les sangliers si appréciés par notre ancêtre Obélix, sont à l’origine de dégâts considérables dans les vignes de la vallée et les récoltes, maïs ou céréales, des plateaux calcaires du Quercy blanc. Ne trouvant plus, dans les sous-bois, l’eau indispensable à leur survie, ils se rapprochent des lieux habités.
La chaleur, plus que la sécheresse, influence aussi le comportement des humains qui trouvent toujours, dans la fraîcheur de leur cave, le moyen de remédier à la soif, mais sont incommodés par la canicule quand elle dure trop longtemps comme cette année deux mille trois.
Ils travaillent plus tôt le matin, font la sieste ou restent à l’ombre quand le soleil grille la campagne et au réveil, quand «le Mahomet » commence à décliner, font « quatre heures » avant de reprendre leurs occupations. C’est ainsi que Jean Masset, petit agriculteur de S.. en Quercy, sur le plateau de calcaire blanc entre Castelnau- Montratier et Lhospitalet appelait le soleil, depuis que, sur la fin des années cinquante, il avait dû passer trente mois à faire du « maintien de l’ordre » dans les Aurès en Algérie.
Il en avait rapporté, outre une casquette Bigeard et un treillis qu’il ne sortait que pour l’ouverture de la chasse, une fois par an, pour défier la confrérie des chasseurs, dont il n’était pas, quelques mots ou expressions qu’il imposait à son inséparable ami « Gus ».
Nés la même année peu avant la guerre, la vraie, reconnue, celle de quarante, dans le même village, dans deux fermes qui se ressemblaient par leur superficie et jusque dans la disposition en « L » des bâtiments, ils avaient grandi du catéchisme, la communale, le certificat d’études, les premières filles, au conseil de révision, ensemble, comme des frères. Des frères différents cependant car, Jean était fort et hardi alors que Gus était chétif et timoré. Il semblait que Gus ne pouvait vivre que dans l’ombre de Jean. Cependant, bien que ne le laissant pas paraître, Jean avait besoin de Gus et leur amitié faite de complémentarité et de ressemblance faisait qu’ils étaient un, tout en étant deux : On disait les « Compères » ou bien Jean et Gus et on ne pouvait imager citer l’un sans l’autre.
C’est après cet événement capital, censé représenter l’entrée dans le monde des adultes, que cessa, pour un temps du moins, le parallélisme de leurs vies. Jean fut déclaré « bon pour le service » Gus ne le fut pas. Ceci valut au premier de partir deux mois apprendre le métier de soldat à Castelnaudary, puis finir le reste de son temps en Algérie à « crapahuter » dans le bled, tandis que le second restait à S.. à s’occuper de sa ferme et de celle de son ami dont il aidait les Parents.
Pendant l’absence de son ami, le réformé, qui ne s’appelait pas encore Gus, prit l’habitude d’aller au café, à Castelnau, le samedi soir. Il passait là plusieurs heures en pensant à Jean qui dans ses lettres lui racontait sa vie. Il croyait se rapprocher de lui en buvant la même bière. Sa mère lui ayant dit qu’il avait de la chance, il prenait parfois un billet de loterie et effectivement il gagna le gros lot.
De ce jour il cessa les soirées à Castelnau et décida d’acheter un tracteur. Il aurait pu choisir un Renault, dont le concessionnaire était un copain, ou bien un David Braun qui ont si bonne réputation mais il hésitait constamment regrettant le premier quand il était devant le second et inversement, incapable de choisir seul. Il se décida pour un Massey-Fergusson neuf de quarante-cinq chevaux, sur le conseil de Jean qui voyait chaque jour une machine de cette marque dans la ferme du « pied-noir » qu’il protégeait des rebelles. Comme il ne leur avait rien dit de son gain au jeu, les voisins et les amis furent surpris, parfois jaloux. Le premier compère s’appelant Masset, la logique populaire fit qu’on baptisa le second Fergusson. Avec le temps on finit par l’appeler Gugus puis tout simplement Gus et on oublia l’origine ou l’historique de ce surnom.
Après cet intermède militaire et « française des jeux », Jean retrouva son ascendant sur son copain dès son retour d’Algérie et la vie reprit comme si les « évènements » ne l’avaient pas interrompue. Elle s’écoula simplement, comme hélas bien souvent pour les petits agriculteurs, célibataires par défaut, usés, cassés par le travail, mais heureux et libres comme des seigneurs qui n’ont jamais eu ni toit ni maître dans l’exercice de leur si pénible mais noble métier. La noblesse a changé et ils ne le savent pas. Elle est dorénavant dans l’alignement des melons sous plastic ou dans la féerie des jets d’eau qui prennent leur source dans les lacs collinaires.
En cet après-midi de septembre deux mille trois, à l’ombre dans la maison de Gus les deux compères faisaient « quatre heures » en attendant le déclin du « Mahomet ». Les volets fermés à cause de la chaleur laissaient passer à travers leurs planches rongées par le mauvais temps et le Pic-Vert, assez de lumière pour éclairer la longue table recouverte d’une toile cirée tachée. Dans la partie la plus sombre et reculée de la pièce, la pendule par son tic-tac régulier assurait la continuité entre présent et passé. Bien des choses avaient changé depuis leurs vingt ans. Les parents étaient décédés leur laissant les bâtiments et les terres mais aussi tous ces petits travaux domestiques qui font la vie d’ une maison et qui sont souvent encore le domaine réservé et quotidien des femmes.
Restés célibataire, de renoncement en négligence, leurs maisons respectives étaient mal tenues et sales. Sur la table, à même la toile cirée, calée par deux pierres, un tonneau de vin évitait la fatigue des escaliers de la cave après la journée courbé dans les champs sous le soleil. Le jambon plié dans son drap douteux était lui aussi en permanence sur la table, à portée du grand couteau qui ne voyait pas souvent l’évier. Au plafond pendait un attrape-mouches indispensable à cause de la proximité de la grange dont les bêtes remuaient leurs chaînes en chassant les mouches dans de grands mouvements circulaires de cornes.
Pourtant certains agriculteurs dans les vallées du Lendou ou de la Barguelonne avaient suivi le progrès. Ils produisaient des melons ou des semences ce qui leur assurait de meilleurs revenus et leur avait permis d’accroître leur surface agricole utile.
Chez l’un comme chez l’autre de nos Compères, la vie semblait s’être arrêtée après le départ des Parents et se dégradait doucement depuis. Heureusement leur amitié était intacte et, ayant renoncé à pratiquement tout le reste, elle leur était devenue indispensable. Ils s’en nourrissaient chaque jour sans se soucier des voisins, qui les voyaient sombrer dans la marginalité sans trop chercher, à de rares exemptions prés, à leur tendre la main. Avant leur retraite, le maire avait obtenu un petit secours qu’ils refusèrent vexés d’être traités comme des indigents. Après la liquidation de celle-ci ils connurent une aisance dont ils ne soupçonnaient pas qu’elle put exister. Ils s’autorisèrent un voyage au Pas-de-la-Case en autocar, départ le matin retour le soir, paëlla comprise. Comprenant leur participation à cette sortie en commun comme le désir de rejoindre la communauté, le club du troisième age de la commune de S… leur proposa d’adhérer. Ils répondirent la même chose avec presque les mêmes mots, sans s’être concertés : « J’adhérerai à votre club quand je serai vieux. »
Pendant leur collation de « quatre heures » la conversation avait abordé encore une fois leurs deux sujets de prédilection qu’étaient, dans l’ordre, les Anglais et les dégâts causés par le gros gibier.
Les vieilles maisons paysannes sont depuis quelques années devenues à la mode et souvent rachetées par des sujets fortunés de sa gracieuse Majesté. Ainsi leurs fermes étaient cernées par un ballet incessant de voitures immatriculées GB. Ceci irritait Jean qui voyait dans cette invasion pacifique, la fin du pays qu’il l’aimait « tel qu’ il était avant ».
Après leur solide casse-croûte fait de soupe, chabrot, d’un reste de poulet froid et de jambon, le tout bien arrosé de rouge et ratafia, Jean s’avança sous le bolet de la terrasse et d’un regard circulaire reprit possession de son causse. Dans la grange la « Marquise », une blonde d’aquitaine fraîchement délivrée d’un veau qui faisait l’orgueil de Gus meuglait de façon pathétique en tirant sur sa chaîne. « Elle a soif elle aussi » dit-il en ajustant son béret. Le soir tombait et la fournaise se calmait comme à regret. Dans la lumière déclinante mais encore agressive, Jean aperçut une tache sombre au fond du champ de maïs, du côté de la maison de l’un de ses voisins anglais. Il jura et rattrapa Gus qui se dirigeait vers sa grange ou Marquise meuglait toujours.
– « Pas le temps dit-il, on verra après, allons chercher ton fusil : les sangliers dévastent le maïs. »
De retour dans la pénombre de la pièce, il débarrassa un coin de toile cirée qu’il essuya d’un revers de main et disposant la bouteille pour simuler le noyer, le couteau pour la haie d’aubépine et le verre pour la bête il expliqua à son soldat comment progresser vers l’objectif sans se faire voir, , … comme en Algérie. Puis décrochant le « manufrance » du grand père il introduisit deux chevrotines et tendit l’arme à Gus. Comme ils atteignaient le bas de l’escalier, le téléphone sonna :
– « Laisse tomber dit-il, il rappellera. »
Gus progressait le long de la haie tandis que Jean par une manœuvre tournante se disposait à rabattre le sanglier sur lui.
– « Gus, tu le vois ? »
– « Oui, je le tirerai quand je serai à hauteur du noyer. »
Jean se rapprocha de la bête dont il commençait à bien cerner les contours. Il le trouva très gros et s’en réjouit. Soudain son visage, illuminé par la boisson, se figea. Il fit quelques pas de plus et agitant ses grands bras comme les ailes du moulin de Boisse, en courant vers elle il cria plusieurs fois :
– « Halte feu, Halte au feu, … Milladiou, … C’est le bedel de la Marquise .»
Attaché à la haie par ce qui restait de la corde de cisal effilochée, mouillé comme un canard, ils trouvèrent le fugitif avec qui ils rentrèrent penauds et silencieux à la ferme.
Quand ils furent à nouveau attablés devant un verre de ratafia pour se remettre de leurs émotions, le téléphone sonna à nouveau. Gus se leva et décrocha. Il reconnut la voix de son voisin l’anglais :
– « Hello Monsieur Gus, votre viô, il est tombèè dans ma piscine. Je vous ai accroché à l’arbre, fond du champ. »
Il bredouilla un merci et raccrocha.
Dehors l’air devenait enfin respirable et les bêtes dans la grange appelaient pour les soins du soir.
Bernard DAVIDOU Juin 2004
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