par Bernard Davidou
En ce temps-là les maisons de Calamane étaient, comme aujourd’hui, agenouillées autour de l’église qui, reconstruite depuis, n’avait pas l’orientation que nous lui connaissons. L’éclairage municipal n’existant pas encore, le soir, les lueurs vacillantes des « calhels » (1) dans les cuisines donnaient au village l’allure d’un gros animal ventru et gris, aux multiples yeux clignotants, assoupi au pied du coteau.
Comme chaque fin d’année de ce siècle de superstition, par une nuit de pleine lune, la bête, dont la tête orne encore de nos jours l’angle de la maison de Monsieur X.. (2), reprenait vie. Elle grimaça puis extirpa lentement son corps et ses pattes du calcaire gris de la pierre d’angle.Après quelques pas hésitants elle descendit « la carrière» (3) d’une allure plus assurée et commença son travail.
Elle avait reçu mission, lors de la création du village, de marquer les maisons du sceau invisible des malheurs qu’elles subiraient dans l’année à venir. Elle disposait pour cela de tout un assortiment de maladies ou autres mauvaises choses et pouvait aussi bien distribuer la sécheresse ou l’inondation que la famine ou la guerre.
L’éclat particulier de la lune ce soir là avait réveillé la bête malfaisante la nuit de Noël mais elle ne le savait pas. Elle fit donc le tour du village, marquant au gré de sa fantaisie les demeures cossues des laboureurs comme les humbles masures des journaliers qui ne vivaient que de leurs bras.
A cette époque la vie était dure pour tous et les années avaient presque toutes leur cortège de deuils et de misères. Les hommes qui survivaient s’en accommodaient malgré tout. Les Calamanais cependant supportent plus facilement l’adversité qu’ailleurs. En effet, les habitants de notre village ont toujours eu, pour faire face au malheur, un trésor qui existe partout certes, mais en moins grande quantité: Chez nous, chaque maison est un coffre-fort à tendresse.
Arrivée au terme de sa tournée sur le pont qui enjambe le « Reignac »(4) ayant épuisé son stock de malédictions pour l’année à venir, la bête, insensible au courant d’air glacial qui suit le cours du ruisseau, s’arrêta pour souffler un peu. Après que la cloche de l’église toute proche eut égrené et répété les douze coups de minuit, elle fut intriguée par un bruit qu’elle ne connaissait pas et qui s’échappait d’une maison avec une forte odeur de lard et de choux. Intriguée elle s’approcha et regarda à la fenêtre. Dans la salle sombre et enfumée, au coin de la cheminée, une vieille berçait un enfant tout en chantonnant et filant.
La lueur blême du foyer, l’éclairage hésitant de la lampe à huile et la tendresse du chant de l’aïeule donnaient au tableau une dimension que la bête ne connaissait pas. Alors, vaincue par l’émotion, elle mesura la vanité de son travail et, regrettant toutes ses mauvaises actions passées, se mit à pleurer. Depuis cette année-là, la bête reprend vie chaque nuit de Noël mais elle ne distribue rien. Si vous vous attardez dans les rues de notre village ce soir là, vous la verrez peut-être, après le douzième coup de minuit, qui essaye de voler dans nos maisons, un peu de notre tendresse à travers les rideaux de nos fenêtres.
(1) Calhel = Ancienne lampe à huile de noix.
(2) Maison PALOMARES où une tête grimaçante figure dans une pierre de l’angle ouest sur la rue principale du village : « la carrière » (carrièra en occitan).
(3) La carrière : Rue principale du village (en occitan une rue s’appelle la carrièra)
(4) Le Reignac est le ruisseau qui traverse le village.
Bernard DAVIDOU Sept 1981
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